CHAPITRE XXII
1937

Lorsque s’ouvre l’année 1937, celle de la Grande Terreur, la répression semble se maintenir à un niveau constant. En 1935, le NKVD a arrêté 276 000 personnes, en 1936, 274 000. Mais ces chiffres sont trompeurs en ce qu’ils masquent le déplacement de l’axe de la répression vers le parti dirigeant lui-même et ses anciens opposants réintégrés. Et, par comparaison, ils vont paraître dérisoires en 1937.

La réunion du Comité central du 4 au 7 décembre 1936 est précédée par une manœuvre destinée à déstabiliser Ordjonikidzé. Elle annonce une nouvelle phase de la terreur. Staline communique à tout le Bureau politique la copie des lettres à Ordjonikidzé, sans doute saisies par le NKVD chez son frère, dans lesquelles, sept ans plus tôt, son ami Lominadzé critiquait vivement Staline, sa politique et sa dictature. Une courte note de Staline prétend qu’Ordjonikidzé a remis ces lettres au Comité central, en ce début de décembre 1936, soit sept ans après leur envoi ! Or, « elles montrent, écrit Staline, que Lominadzé, dès 1929, menait déjà le combat contre le Comité central et ses décisions ». Plus grave encore, Lominadzé « comptait qu’Ordjonikidzé n’informerait pas le Comité central sur son état d’esprit anti-Parti et sur ses positions. Or, si le Comité central avait eu à cette époque entre ses mains le texte de ces lettres, il n’aurait pas accepté d’envoyer Lominadzé au Caucase[843] ». Donc Ordjonikidzé, en dissimulant des lettres anti-Parti, a porté un coup au Parti. Cette accusation réduit Ordjonikidzé au silence au moment où Staline lance sa première offensive contre Boukharine et Rykov.

L’ordre du jour du Comité central comporte l’examen du texte définitif de la Constitution de l’URSS, officiellement adoptée le lendemain, et d’un rapport de Iejov à propos des « organisations antisoviétiques trotskystes et droitières ».

Le premier point est réglé en moins d’une heure. Quelques participants proposent des amendements mineurs. Staline les rembarre sèchement et ne soumet même pas leurs propositions au vote. Cette formalité réglée, on passe aux choses sérieuses. Iejov, dans un rapport discuté avec Staline, décrit une véritable situation de guerre civile : partout le NKVD a arrêté en masse des « comploteurs trotskystes » (plus de 200 dans la région d’Azov-mer Noire, 300 en Géorgie, 400 à Leningrad), tous dirigés par des cadres du Parti. Le NKVD a découvert en outre un « centre de réserve » du « Centre antisoviétique » démasqué lors du premier procès de Moscou, constitué par Sokolnikov, Piatakov, Radek et Serebriakov, quatre des principaux accusés du prochain grand procès public. Ce centre de réserve a déployé, depuis 1931, « une intense activité de sabotage extrêmement nuisible pour notre économie ». Iejov cite des témoignages d’accusés, de directeurs d’usines, avouant sabotages et espionnage. Staline l’interrompt plusieurs fois. Les trotskystes, dit-il, ont un programme qu’ils dissimulent au peuple : ils veulent restaurer la propriété privée et ouvrir les portes au capitalisme étranger. Iejov affirme qu’ils travaillent avec et pour l’Allemagne, Staline ajoute : avec et pour l’Angleterre, la France, l’Amérique ! Iejov accuse Boukharine et Rykov d’avoir « été au courant de tous les plans terroristes […] du bloc trotsko-zinoviéviste », mais de n’en avoir rien dit, et conclut : « Nous déracinerons cette saleté trotsko-zinoviéviste et l’anéantirons physiquement[844]. »

L’assistance est pétrifiée. Le procès-verbal ne mentionne pratiquement aucun cri d’encouragement pendant la lecture du rapport de Iejov, si l’on met à part les hurlements de Beria qui braille, à peu près à chaque fois que Iejov prononce les noms de Boukharine et Rykov : « Quel salaud ! Quelle canaille ! Quelle honte ! Les fumiers ! » Boukharine répond qu’il n’a rien de commun « avec ces saboteurs, ces parasites, ces canailles », et ajoute dans un élan fiévreux : « Je ne dis pas que j’aimais Staline en 1928. Mais maintenant je l’affirme, je l’aime de toute mon âme[845]. » Staline a systématiquement nourri cette adoration d’esclave humilié et flatté à la fois. Il savoure l’avilissement extasié de ce théoricien cultivé et polyglotte, polémiste à la plume facile, « enfant chéri du Parti », intellectuellement supérieur à lui, mais moralement brisé.

En dépit de cette déclaration d’amour, Staline passe à l’attaque : « Boukharine jure de sa sincérité, exige qu’on lui fasse confiance. Eh bien parlons-en ! » Tous les « saboteurs trotskystes » ont eu aussi ces mots de sincérité et de confiance à la bouche, alors même qu’ils sabotaient ! « Allez croire après ça à la sincérité des gens ! […] on ne peut pas croire sur parole un seul ancien opposant. » Cette formule annonce un élargissement de la purge en cours à tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont exprimé l’ombre d’un désaccord. Ils ont abusé de notre confiance, s’écrie Staline. Ensuite il dénonce le suicide, forme particulièrement perverse et hypocrite de sabotage : « Les anciens opposants […] se sont mis à se suicider […] Ils se sont donné la mort, fulmine-t-il, pour brouiller les pistes […] déstabiliser le Parti, endormir sa vigilance, le tromper et le berner une dernière fois […]. Voilà un des moyens les plus retors et les plus faciles par lesquels on peut, avant de mourir, cracher une dernière fois sur le Parti et le tromper en quittant ce monde. » (En se suicidant, ces condamnés lui échappent.) Puis il raille les « pleurnicheries » de Boukharine[846]. Lorsque Rykov rejette l’essentiel des accusations portées contre lui, Staline le coupe : « Nous ne voulions pas vous livrer au tribunal, nous vous avons épargnés, c’est ma faute, nous avons eu pitié[847]. » Excités par ce feint aveu de faiblesse, les orateurs suivants se déchaînent. Kaganovitch accuse les deux hommes, trop lâches pour l’exécuter eux-mêmes, d’avoir été les véritables instigateurs du meurtre de Kirov.

Une bonne partie du Comité central réagit avec réserve. Le 7 décembre, Boukharine se présente comme un fidèle stalinien diffamé par les « trotskystes » dont il dénonce le programme, « la tactique défaitiste et le recours à la terreur » qui en découle. Pendant les interruptions de séance, Staline organise, en présence du Bureau politique, une confrontation entre Boukharine, Rykov, Piatakov, Koulikov et l’ancien trotskyste Sosnovski. Piatakov débite un discours monocorde, une main devant ses yeux baissés. Ordjonikidzé lui demande : « Vos dépositions sont-elles vraiment volontaires ? » « Oui », répond Piatakov. « Absolument volontaires ? » reprend Ordjonikidzé, manifestement sceptique[848]. Piatakov ne répond rien. À la fin de la séance, Staline, feignant l’étonnement, demande à Boukharine pourquoi les trois hommes ont tous déposé contre lui. À la suite d’une autre confrontation, il ricane : « Un ou deux éléments des dépositions peuvent être inexacts mais, dans l’ensemble, tout est exact. Certains faits n’ont pas d’importance[849]. »

Il n’est pourtant pas en situation de faire prendre par le Comité central, dont il devine les réticences, la décision de liquider les deux hommes. C’est pourquoi il diffère la décision dans une déclaration alambiquée : « Il faudrait peut-être les exclure du Comité central. Cette mesure pourrait même être insuffisante, mais il se pourrait aussi qu’elle soit trop sévère[850]. » Le Comité central de ce 7 décembre adopte sa proposition de poursuivre l’enquête et de remettre la décision à sa prochaine réunion. Ce demi-échec ne peut que conforter Staline dans sa volonté de dompter et décimer cet organisme par trop réticent, ou trop mou, de dignitaires encroûtés. Il ajoute qu’aucun compte rendu de la réunion n’apparaîtra dans la presse. Une voix demande : « Est-ce qu’on peut en parler ? » Staline répond : « Tu veux ligoter les gens ? Chacun a sa langue[851]. »

À la sortie, Boukharine tente de lui rappeler ses mérites passés. Staline l’envoie promener : « Personne ne les conteste. Mais Trotsky aussi en a. Personne n’a, devant la révolution, autant de mérites que Trotsky, entre nous soit dit. » Et il répète : « Entre nous soit dit[852]. » La confidence est menaçante. Boukharine, invité à ne pas la rapporter, n’en comprend pas le sens : si personne n’avait autant de mérites devant la révolution que Trotsky et si les seize du procès d’août ont été arrêtés et fusillés pour de prétendus liens avec lui, c’est bien que les mérites devant la révolution sont devenus une charge. La promotion des Iejov, des Beria, des Jdanov, des Malenkov et de leurs semblables passe par la liquidation de la génération de 1917. Boukharine, aveuglé, rejette la responsabilité de la terreur montante sur le NKVD, qui est devenu, dit-il à sa jeune épouse, une organisation dégénérée de bureaucrates sans idéaux, moralement déchus mais grassement rémunérés, et qui trompent Staline. Comme il se refuse à analyser la politique de ce dernier, il s’interroge parfois : « Peut-être que Koba est devenu fou[853] ? » Ce même 7 décembre, Iejov transmet à Staline les « aveux » d’un ancien partisan de Boukharine, Koulikov, qui prétend qu’en 1932 Boukharine lui a remis une « directive sur la nécessité de tuer Staline ».

Le 31 décembre au soir, Staline réunit le Bureau politique, auquel il a convoqué Cheboldaiev, accusé, avec tout son entourage, d’avoir, par myopie politique, ouvert l’accès des postes dirigeants du territoire aux « espions et saboteurs trotskystes ». La deuxième accusation, formulée publiquement, comme la précédente, dans une résolution adoptée au nom du Bureau politique le 2 janvier 1937, vise aussi Ordjonikidzé et son entourage : elle reproche à Cheboldaiev d’accorder plus d’importance aux problèmes économiques qu’aux questions politiques. En un mot, quiconque s’attache avant tout à faire fonctionner l’économie du pays aide les saboteurs trotskystes. Malgré ses bonnes intentions subjectives, c’est un ennemi objectif…

La veille, Staline a attrapé une forte angine. Sa température est très élevée. Le professeur Valedinski, accompagné de deux nouveaux médecins, dont Vinogradov, qui soignera le Guide jusqu’à son arrestation en novembre 1952, vient à nouveau le soigner. Staline les reçoit, entouré des membres du Bureau politique. Les médecins décèlent un début d’artériosclérose. Cette très banale angine suffit à éveiller en lui la crainte de la mort. Il déclare aux médecins : « On s’occupe beaucoup de théorie, mais peu de pratique, et on ne s’occupe pas des problèmes de la prolongation de la vie[854]. » Il cherche un thaumaturge et le trouve peu après : Alexandre Bogomoletz, directeur de l’Institut de physiologie de Kiev, spécialiste des questions de longévité. Bien qu’il n’obtienne jamais aucun résultat, à l’instar de Lyssenko, il commence alors une ascension scientifique, soutenue par le souci permanent qui hante Staline de prolonger son existence.

Les médecins reviennent le voir, le 2 janvier 1937. Staline est sur pied. Son angine l’a tant remué qu’il évoque sa vie après son exclusion du séminaire en 1899 lorsqu’il travaillait à l’Observatoire de météorologie ; puis il raconte ses exploits de pêcheur dans les eaux glacées de l’Ienissei, un quart de siècle plus tôt. Il reçoit à nouveau les médecins, le 5 janvier, au sortir du spectacle qu’il est allé voir, en compagnie des autres membres du Bureau politique, au Bolchoï. Il est totalement rétabli. La consultation terminée, le silence s’installe. « Ça devient ennuyeux, dit Staline, on va arranger cela tout de suite. » Il convoque alors ses collaborateurs à dîner avec les médecins et, en plein repas, lâche une phrase menaçante : « Parmi les médecins, il y a des ennemis, et vous allez bientôt en être informés[855]. » Il ne désigne personne : la menace planera désormais sur tous.

Loin des machinations répressives, l’année 1937 s’ouvre sur une campagne de recensement de la population. Le précédent, très minutieux, effectué le 17 décembre 1926, avait attribué à l’URSS une population de 147 millions d’habitants. Du 2 au 8 janvier, la Pravda mène grand bruit sur le nouveau recensement dû, nous dit-elle, à l’initiative personnelle du Guide. Mieux encore, « le grand Guide des peuples, le camarade Staline, a personnellement mis au point le formulaire du recensement, il s’agit d’un document clair, court et d’une richesse profonde », avec lequel les 1 250 000 agents bénévoles du recensement mèneront leur opération, en une journée au pas de charge. Du 5 janvier après-midi au 6 au matin, ils traquent tous les habitants de la vaste Union soviétique dans le moindre recoin.

Pendant ce temps, Staline se délasse : les 8 et 11 janvier, il passe encore la soirée au Bolchoï avec le Bureau politique et Dimitrov. Ensuite, il boucle le scénario du deuxième procès de Moscou, dont il se fait remettre, en ce début de mois, trois variantes successives, qu’il modifie à chaque fois. La majorité des accusés sont d’anciens trotskystes. Le procès vise à dénoncer une fois de plus Trotsky, à museler Ordjonikidzé, dont l’ancien adjoint, Piatakov, figure sur le banc des accusés et à écraser Boukharine et Rykov. Staline relit et corrige l’acte d’accusation de Vychinski, le convoque dans son bureau, et lui dresse un portrait de chaque accusé, tous, selon lui, tombés plus bas que Denikine et Koltchak.

Les semaines qui séparent ce Comité central du suivant sont décisives. Staline organise lui-même les confrontations entre Boukharine et les accusés qui le dénoncent. Le 13 janvier, il met sur pied une confrontation entre Boukharine et son ancien partisan Astrov, devenu agent du NKVD, qui accuse son ancien maître de terrorisme. Staline fera personnellement libérer Astrov le 9 juillet et lui fera attribuer un appartement à Moscou, ainsi qu’un poste à l’Institut d’histoire. Cette grâce est exceptionnelle ; la plupart des agents provocateurs du NKVD, associés aux « traîtres » qu’ils démasquent, finissent comme eux : déportés au Goulag ou fusillés. Le sort spécial d’Astrov permet aux enquêteurs du NKVD de faire miroiter une telle possibilité aux yeux de bien d’autres. Puis Staline bombarde Boukharine et Rykov de procès-verbaux d’interrogatoires accablants de leurs anciens partisans. Le 16 février, Boukharine en recevra vingt d’un seul coup. Ce jeu le plonge dans une terrible hébétude, parfois interrompue par des crises de fureur impuissante. Rykov, lui, perd une partie de son abondante chevelure et ses derniers cheveux blanchissent.

Staline prépare en même temps la liquidation des chefs de l’armée. Il a de nombreuses raisons d’en vouloir à Toukhatchevski. Un contentieux sépare les deux hommes depuis la campagne de Pologne en 1920. Dès 1922, Toukhatchevski avait affirmé : dans l’armée de demain, le rôle de la cavalerie diminuera au profit de l’aviation, des blindés et de l’artillerie. Pour préparer cette modernisation, à laquelle Vorochilov s’oppose de toutes ses forces, Toukhatchevski fusionne, en décembre 1933, le laboratoire (militaire) de dynamique des gaz de Leningrad et le Groupe (civil) d’études du mouvement à réaction en un Institut de recherches scientifiques sur les fusées. Vorochilov, en février 1938, s’obstinera à donner à la cavalerie le rôle prééminent : « La cavalerie rouge, comme avant, constitue une force armée victorieuse et écrasante…[856] » Boudionny, plus concis, répète à tous vents : « Attendez, le cheval a encore son mot à dire. » Poutna et Primakov, quant à eux, avaient voté pour l’Opposition de gauche en 1923. Tous ces généraux, enfin, se gaussaient entre eux du rôle que Staline s’arrogeait dans la guerre civile et prenaient son homme lige, leur supérieur hiérarchique Vorochilov, pour un bouffon et un courtisan.

Staline endort leur vigilance. Sept semaines avant le premier procès de Moscou, le Bureau politique lève les blâmes sévères infligés en 1932 aux généraux Kork et Ouborevitch. La veille même, le 10 août 1936, il annule les blâmes infligés à plusieurs généraux (dont Kork encore) en 1934-1935. En septembre et octobre 1936, il signe des ordres de mission à l’étranger au général Eideman. Lors du VIIIe congrès extraordinaire des soviets de décembre 1936, une photo de groupe dans la presse montre Toukhatchevski assis au premier rang non loin de Staline. Au même moment, le général émigré Skobline, agent double du Guépéou et de la Gestapo comme sa femme, la chanteuse Plevitskaia, « informe » le chef de la police politique allemande, Heydrich, que Toukhatchevski et plusieurs commandants de l’Armée rouge, liés à des généraux allemands rétifs à la tutelle nazie, complotent contre Staline. Heydrich soupçonne une manœuvre de Staline, mais lui renvoie la balle. Jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir, l’Armée rouge a collaboré, sur décision du Kremlin, avec la Reichswehr. Elle offrait à cette dernière, contrainte par le traité de Versailles à limiter ses effectifs à 100 000 hommes, des terrains d’entraînement et de manœuvres en échange d’armements modernes et de formation militaire de ses cadres en Allemagne. L’état-major allemand possédait de nombreux documents signés parToukhatchevski. C’est donc un jeu d’enfants pour les services nazis de fabriquer des faux signés Toukhatchevski.

Le deuxième procès de Moscou s’ouvre le 23 janvier 1937 contre un « Centre antisoviétique trotskyste », dit « de réserve ». Il est accusé de préparatifs de meurtres contre les dirigeants soviétiques, de l’assassinat de Kirov et d’effarants actes de sabotage : il aurait fait sauter des mines, brûler des usines chimiques, dérailler des trains, introduit des coquilles d’œufs, des clous ou du verre pilé dans le beurre, empoisonné le blé et le bétail, bloqué le paiement des salaires aux ouvriers pour les irriter, fabriqué des vêtements d’été l’hiver et vice-versa… Toutes ces catastrophes, réelles hélas ! du « socialisme » sont en fait le fruit du rythme saccadé, voire hystérique de la planification stalinienne, perpétuellement changeante, de la sous-qualification d’ouvriers à peine sortis de la campagne, de l’insouciance des apparatchiks, du non-respect des règles de sécurité. Les accusés sont ainsi désignés comme le mauvais œil d’une société qui, sans eux, fonctionnerait harmonieusement. Treize d’entre eux sont condamnés à mort, quatre autres à des peines de prison, ce qui donne au procès une apparence de justice. Parmi eux, Radek et Sokolnikov, à qui leurs compagnons de cellule fracasseront le crâne en mai 1939, sous l’œil passif des gardiens, donc sur instruction orale de Staline. Au cours d’un meeting à Paris, André Breton annonce que les prochaines victimes des « balles de l’escalier de Moscou, en janvier 1937 », seront les anarchistes espagnols et les militants du POUM. La prédiction se vérifiera six mois plus tard.

Les aveux et la condamnation de Piatakov atteignent de plein fouet Ordjonikidzé qui, hostile à la campagne désorganisatrice contre le sabotage, semble également réservé sur la liquidation des vieux bolcheviks. Ordjonikidzé doit précisément présenter au Comité central un rapport et un projet de résolution sur « le sabotage dans l’industrie ». Un jour, les yeux pleins de tristesse, il confie à Boukharine, dont l’appartement est mitoyen du sien : « Il faut tenir bon. » Il s’y efforce à sa manière. Avant la réunion, il envoie une commission d’enquête dans trois endroits où le NKVD dénonce du sabotage (à Kemerovo, dans l’industrie du coke et de la chimie du Donbass, et sur le chantier de construction de l’usine de wagons de Nijni Tajil dans l’Oural). La commission n’en découvre aucune trace. En réponse, Staline fait fusiller Papoulia, le frère d’Ordjonikidzé, le 10 février. Staline, se préparant à donner un essor inouï à la Terreur, doit soumettre Ordjonikidzé, le briser ou l’écarter. Il ne peut accepter sa participation au Comité central de la fin février, qui va être décisif, s’il n’a pas l’assurance de sa totale docilité. Il critique alors la mollesse de son projet de résolution et exige sa refonte. La discussion entre les deux hommes est vive. Quelques heures après, un détachement d’agents du NKVD investit l’appartement d’Ordjonikidzé, qui, furieux, téléphone à Staline. Celui-ci ricane : « Le NKVD peut même venir perquisitionner chez moi[857]. » La disgrâce est imminente.

Le Bureau politique, réuni dans l’après-midi du 17 février, approuve les grandes lignes de son nouveau projet de rapport, mais exige des amendements qui le durcissent encore. Ordjonikidzé en élabore une version définitive qui désavoue ses propres tentatives de freiner la campagne sur le sabotage et les conclusions de ses trois commissions de vérification. Ce nouveau rapport et sa résolution d’application devraient mener logiquement à dénoncer les membres de ces commissions comme complices des saboteurs. Ils seront d’ailleurs plus tard presque tous arrêtés et déportés ou fusillés. C’en est trop pour Ordjonikidzé, qui se suicide à l’aube du 18 d’un coup de revolver. Staline, prévenu par sa femme, Zinaida, arrive aussitôt, interrompt les lamentations de la veuve éplorée d’un vigoureux « Tais-toi, bécasse ! » et dicte le diagnostic destiné à figurer sur le communiqué officiel, « crise cardiaque ». « Le cœur a lâché[858] », ajoute-t-il… Son « diagnostic » est vraisemblable, puisque Ordjonikidzé avait eu un infarctus peu après l’arrestation de son frère Papoulia. Le 18 au matin, lorsque les journaux, retardés, arrivent enfin dans les boîtes aux lettres, la femme de Rykov s’écrie en voyant l’annonce de sa mort : « Le dernier espoir… », puis s’écroule sans connaissance. Ordjonikidzé était dans une impasse ; partisan convaincu de Staline, mais réticent devant ses excès, il n’avait pas d’alternative à proposer et ne pouvait s’opposer à lui. Staline, débarrassé d’un gêneur, dissimule le suicide, qui restera secret d’État jusqu’au XXe congrès du PCUS, en février 1956. Le bruit a couru qu’il a fait assassiner son vieil ami. Ce n’est qu’un bruit. Le 14 juin 1938, Staline fera fusiller la femme de Papoulia. En 1944, il fera débaptiser les villes portant le nom du défunt. Il ressent tout de même ce suicide opportun comme un défi.

Avec la mort d’Ordjonikidzé disparaît le dernier membre du Bureau politique capable d’exprimer un désaccord avec Staline, d’élever une objection, de discuter ses décisions. Lors des obsèques solennelles du gêneur disparu, le 21 février, Molotov, Kossarev, Khrouchtchev, Stakhanov prononcent des discours aussi glaciaux que le temps qu’il fait alors. Staline, lui, ne rend pas hommage à son ancien compagnon. Son silence est un signe et un signal. Peu avant ce suicide, trois agents du NKVD ont fait irruption chez Boukharine pour l’inviter à quitter le Kremlin. Le téléphone sonne. Staline demande : « Qu’est-ce qui se passe chez toi, Nicolas ? – Des gens viennent m’expulser du Kremlin… – Envoie-les au diable[859] ! » lui recommande Staline ; les policiers s’éclipsent. Ce jeu donne une bouffée d’espoir illusoire au condamné.

Le plan de liquidation des militaires est bouclé au même moment. À la mi-février 1937, Malenkov adresse à Staline une liste détaillée des membres du commissariat à la Défense et des académies militaires qui avaient soutenu l’Opposition de gauche dans les années 1920. Chaque nom est suivi de la mention exacte des péchés de l’intéressé : « A voté pour une résolution trotskyste », « a soutenu les thèses trotskystes sur les questions de la vie interne du Parti », « partageait le point de vue des trotskystes sur la question paysanne », « a voté en 1921 pour la ligne trotskyste sur les syndicats », et autres variantes des mêmes fautes.

La réunion du Comité central s’ouvre le 23 février. La veille, Staline a organisé une confrontation entre Rykov et trois anciens « droitiers » qui l’accusent d’avoir voulu, en 1932, liquider le Secrétaire général. Depuis une semaine, Boukharine a entamé une grève de la faim. Staline lui ordonne de venir au plénum. Boukharine s’y traîne. Devant Staline, deux membres du Comité central, Ouborevitch et Akoulov, lui serrent la main. Boukharine, pris de vertige, s’effondre. Staline s’approche de lui et l’interpelle, souriant : « Contre qui en as-tu avec ta grève de la faim, Nicolas ? Contre le Comité central du Parti ? Regarde à quoi tu ressembles, tu es complètement épuisé. Tu dois demander pardon au plénum d’avoir entrepris cette grève. – À quoi bon si vous avez l’intention de m’exclure ? – Personne n’a l’intention de t’exclure… Allez, Nicolas, demande pardon au plénum, tu as mal agi[860]. » Boukharine accepte, mais le rapport introductif de Iejov ne lui laisse aucun espoir…

Ce plénum, véritable complot en trois actes, remplit une triple fonction historique : développer la chasse au « trotskysme », dénoncé par Staline comme une entreprise d’espionnage, de sabotage et de banditisme, préparer le troisième procès de Moscou contre Rykov et Boukharine, terroriser l’appareil du Parti lui-même accusé de mollesse, d’absence de vigilance, de complaisance vis-à-vis du « trotskysme », pour en préparer l’épuration brutale.

Le rapport de Iejov sur l’affaire Rykov et Boukharine ouvre la séance. Mikoian le complète. Il déclare que Trotsky, Zinoviev et Boukharine « ont créé un nouveau type d’individus, des monstres, pas des êtres humains, des bêtes sauvages, qui, apparemment, intervenaient en suivant la ligne du Parti, mais qui menaient en réalité un travail de sape sans principe contre le Parti[861] ». La parole est ensuite donnée à Boukharine, puis à Rykov, pour l’hallali. Boukharine éperdu, la barbe hirsute, se débat au milieu des insultes et des moqueries. Un moment, il hoquette : « Mais comprenez, ça m’est difficile de vivre. » Staline commente, sarcastique : « Et nous, c’est facile ? » Boukharine s’écrie : « Jamais je ne me peindrai en saboteur, terroriste, traître, félon de la patrie socialiste. » Patelin, Staline lui susurre : « Tu ne dois pas, tu n’as pas le droit de te calomnier. Ce serait criminel […]. Il faut tout démontrer et ne pas se contenter de répondre par des formules toutes faites, bourrées de points d’exclamation et de points d’interrogation[862]. » Puis, après la suspension de séance, il s’entretient avec lui dans les couloirs et, lui laissant espérer un arrangement, lui propose, à nouveau, de présenter des excuses au Comité central pour sa grève de la faim. Le lendemain, Boukharine s’exécute : il s’excuse. Staline ricane : « C’est peu, c’est peu ! » « Je demande au Comité central de m’excuser », sanglote Boukharine. Staline corrige : « De m’excuser et de me pardonner. » « Oui, oui et de pardonner[863] », bafouille Boukharine, contraint à s’humilier.

La réunion consacre quatre journées à la mise à mort des deux hommes. Les orateurs s’acharnent sur Boukharine. Vorochilov souligne « l’indulgence » de Staline à son égard. Chkiriatov présente sa grève de la faim comme une bouffonnerie ; Staline glousse : « Il a commencé à jeûner pendant la nuit. » Ces quatre jours lui permettent aussi de repérer les membres du Comité central qui manifestent réticences ou tiédeur. Staline a interrompu Rykov et Boukharine 100 fois, Postychev 88 fois, Molotov 82 fois, Kaganovitch 67 fois, Roudzoutak une seule fois. Les autres membres du Bureau politique sont à la traîne. La majorité des membres du Comité central, « désemparés et abattus », selon Boukharine, n’ont pas soufflé mot pendant cette séance. Rykov ne comprend pas que c’est sa vie, et non sa seule liberté, qui est en jeu. Rentrant chez lui, il répète, accablé, à sa femme et à sa fille : « Ils veulent me jeter en taule, ils veulent me jeter en taule[864] ».

Une commission de trente-cinq membres propose que le Comité central décide de la sentence à infliger aux deux hommes. Staline joue la comédie du droit et déclare aux accusés : « Dans la mesure où vous avez voulu attenter à ma vie, je ne peux participer à la décision vous concernant[865]. » Les membres de la commission doivent en fait répondre par écrit à un questionnaire, rempli par vingt d’entre eux. Iejov, à coup sûr mandaté par Staline, répond le premier et propose de fusiller les deux hommes, proposition reprise par cinq autres membres, dont le général Iakir. Postychev, répondant en second, propose de les livrer au tribunal sans les fusiller, proposition reprise par sept autres membres, dont Khrouchtchev et Litvinov. Staline, répondant en quatrième position, joue les arbitres et propose d’exclure les deux hommes du Comité central et de « ne pas transmettre l’affaire Boukharine-Rykov au tribunal, mais de la confier au NKVD » pour complément d’information, ce qui laisse un vain espoir aux deux accusés et donne au NKVD le temps de préparer leur procès. Sa proposition, reprise par six autres membres, dont la sœur et la veuve de Lénine, est ensuite votée à l’unanimité moins les deux abstentions de Boukharine et Rykov, immédiatement arrêtés et emprisonnés[866].

Dans un second rapport, Iejov élargit les frontières de la suspicion ; selon lui, la majorité des membres des services de renseignements et du contre-espionnage soviétiques sont des « agents traîtres » et même « des agents doubles, traîtres », ce qui constitue un exploit purement stalinien. Mekhlis, rédacteur en chef de la Pravda, dénonce les mises en pages douteuses de journaux, à l’instar du quotidien qui a publié une photo de Staline surmontée par cette manchette : « Les pires ennemis du peuple ». Mais le Comité central n’est pas encore complètement dompté. Ainsi, mis en cause par Mekhlis, l’ancien communiste de gauche Ossinski l’accuse ironiquement d’avoir publié dans la Pravda un article sur l’histoire du Parti qu’il qualifie de « foutaise ».

Vorochilov annonce l’arrestation récente de huit chefs militaires qui avaient jadis soutenu Trotsky, dont Primakov, Poutna et Schmidt. Huit hauts responsables, c’est bien peu au regard des autres secteurs. Vorochilov, que Staline n’a pas prévenu de la liquidation planifiée du haut commandement, se félicite naïvement de n’avoir pas encore démasqué beaucoup d’ennemis dans l’Armée rouge, ce qui est normal, dit-il, puisque le Parti y envoie ses meilleurs cadres, les hommes les plus sains et les plus solides. Molotov le corrige sèchement : « Si nous avons des saboteurs dans tous les domaines de l’économie, pouvons-nous imaginer qu’il n’y en ait pas là aussi[867] ? » La menace, transparente, ne semble pas émouvoir l’état-major, dont chaque membre se croit dans les bonnes grâces de Staline, sauf Toukhatchevski. Ce dernier, sur qui Staline a constitué un dossier depuis l’affaire Kakourine en 1930, ne peut se faire des illusions.

Les membres de l’entourage de Staline copient le comportement de leur maître à l’égard de leurs subordonnés. Au fur et à mesure de son ascension, le Guide a traité ses lieutenants avec une brutalité croissante. Vorochilov, qui a eu parfois à en subir les effets, l’imite. Lors d’une réunion du commissariat à la Défense en 1935 ou 1936, Toukhatchevski émet quelques remarques critiques sur un projet de décret qui paraissent pertinentes au futur maréchal Timochenko, présent. Vorochilov s’empourpre et explose : « Ah ! bordel de ta mère, espèce de crétin, qu’est-ce que tu as à foutre ton nez dans une affaire qui ne te regarde pas, qu’est-ce que tu y comprends ? Tu veux avoir l’air plus intelligent que les autres ? » Cette dernière question est un reproche typiquement stalinien. Devant Timochenko stupéfait, Toukhatchevski, alors vice-commissaire à la Défense, rougit « comme une jeune fille » et baisse la tête[868]. Il sait déjà qu’il ne peut plus rien dire ni faire.

Le 16 mars, l’ambassadeur soviétique à Paris, Potemkine, informe Staline, Molotov et Litvinov que Daladier juge probable l’existence au sein de l’Armée rouge de « restes d’éléments trotskystes ». Daladier, qui répète les bobards propagés par les agents du Guépéou, lui a confié que certains milieux allemands préparent en URSS un coup d’État, « avec la collaboration d’éléments du commandement de l’Armée rouge, hostiles au régime soviétique actuel ». Le 9 avril, le chef de la Sécurité militaire, Ouritski, informe Staline des bruits qui courent à Berlin à ce sujet. Pendant que les rumeurs se répandent par les chancelleries, les manœuvres visant à rassurer les futures victimes continuent de plus belle. Le 17 mars, une raffinerie de sucre de la région de Kiev, qui portait jusqu’alors le nom de Piatakov, se voit ainsi attribuer celui du général Iakir. Le 27 avril, Gamarnik est nommé membre suppléant du Comité de défense de l’URSS, nouvellement créé, aux côtés de Staline et d’autres membres du Bureau politique. Iejov transmet à Staline l’« information » de Skobline sur le complot, qui vient du Guépéou et revient à Staline sous la forme d’une information secrète. Le 8 mai, Benès, désireux de se gagner les bonnes grâces de Staline, l’informe, lui aussi, du complot. Selon le nazi Schellenberg, Staline envoie alors à Berlin un émissaire qui paie, rubis sur l’ongle, 3 millions de roubles les renseignements fabriqués par la Gestapo. C’est, dit Schellenberg, « l’argent de Judas ». Les agents allemands envoyés en URSS avec ces coupures dont le Guépéou a noté les numéros seront, en effet, tous arrêtés. Staline fait ainsi coup triple : il persuade les nazis qu’ils l’ont roulé, récupère l’argent versé, et permet au Guépéou d’intercepter de vrais agents nazis. Il n’utilisera pas le dossier ficelé par la Gestapo lors du procès des militaires : Staline veut se débarrasser d’un état-major issu de la guerre civile, à l’exception de ses fidèles Vorochilov et Boudionny. Les faux fabriqués par les nazis ne lui servent qu’en conseil militaire pour terroriser les généraux présents.

Au Comité central de février-mars, Staline définit le Parti comme une organisation militaire constituée en cercles concentriques : « Dans notre parti […] il y a environ 3 000 à 4 000 hauts dirigeants. C’est, dirais-je, la Généralité de notre parti. Plus loin, il y a 30 000 à 40 000 dirigeants moyens. C’est notre corps d’officiers du Parti. Plus loin encore, il y a 100 000 à 150 000 membres du corps de commandement inférieur du Parti. Ce sont pour ainsi dire nos sous-officiers du Parti[869]. » Qui dit organisation militaire dit absence de démocratie, dictature des chefs, inégalitarisme, règne du secret et de la discipline. Or, dans cette « généralité », une partie des « officiers » et même du « commandement inférieur » croient possible de maintenir la zone réservée de leur pouvoir local et de leurs pensées intimes. Staline va s’attacher à briser cette prétention insupportable à sa dictature.

C’est pourquoi, dans son discours final, il s’attache à promouvoir, contre ce vaste état-major du Parti qu’il s’apprête à démanteler, le personnage de l’adhérent de base, du petit porte-parole du peuple. Préparant son offensive contre le satrape de l’Ukraine, le stalinien fanatique Postychev, il choisit une militante de Kiev, Nicolaienko, dénonciatrice hystérique, acharnée à débusquer partout des ennemis retors et cachés. Khrouchtchev, qui la rencontrera un peu plus tard, la décrit comme une folle. Son zèle excessif l’avait amenée à s’attaquer à la femme même de Postychev qui l’avait fait exclure du Parti et avait freiné au maximum une réintégration imposée par Staline. « Nicolaienko, dit-il, est un simple membre du Parti. Elle est du nombre des "petites gens" ordinaires. Dans l’organisation du Parti de Kiev, elle avait dénoncé l’esprit de famille, la façon étroite et mesquine de traiter les militants, l’étouffement de l’autocritique, l’autorité des saboteurs trotskystes. On a cherché à se défaire de Nicolaienko comme d’une mouche importune. » Or, pour Staline, l’examen des faits a montré qu’elle avait raison et que les dirigeants de Kiev avaient tort. « Et pourtant, reprend Staline, qui est cette Nicolaienko ? Elle n’est évidemment ni membre du Comité central, ni commissaire du peuple, ni secrétaire régionale de Kiev, pas même secrétaire de cellule ; elle n’est qu’une simple militante du Parti[870]. »

Personne ne demande à Staline pourquoi alors tant de ces simples militants ont été et sont chassés du Parti. Malenkov lui avait remis un document préparatoire à cette réunion. Il y soulignait l’existence, au début de l’année 1937, de plus de 1 500 000 anciens membres du Parti exclus lors des purges effectuées depuis 1922, surtout dans les années 1930. Cas extrême, à l’usine de locomotives de Koloma, où le Parti comptait 1 408 membres, le nombre d’exclus dépassait les 2 000. Cette masse de mécontents potentiels doit être décimée en même temps que les indésirables du Parti.

Le soir du 5 mars, dernier jour du plénum, Staline fait voter par le Bureau politique l’arrêt du tournage du film d’Eisenstein, Le Pré de Béjine, consacré à Pavlik Morozov. La raison avancée est « le caractère artistique insatisfaisant du film et son inconsistance politique manifeste ». Eisenstein avait tenté de contourner l’hostilité de Choumiatski, directeur du Goskino, l’administration du cinéma. Pour ce faire, il avait utilisé la présence à Moscou de l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, invité à venir glorifier le second procès. Eiseinstein lui avait fait projeter en privé la partie déjà montée. Enthousiaste, Feuchtwanger donna une interview dithyrambique à la revue L’Art soviétique. Eiseinstein avait osé montrer son film avant l’autorisation de Staline. Or le Secrétaire général, soucieux de la portée populaire du cinéma, suivait de près la production et se faisait souvent donner avant réalisation le scénario et le plan de tournage, les annotait, les corrigeait, ou les interdisait. Eisenstein l’avait court-circuité. Staline ordonne la destruction du film, puis commande à Eiseinstein un nouveau film, de propagande nationaliste cette fois, Nous, le peuple russe, qui deviendra Alexandre Nevski.

Peu après, il invite à dîner ce Choumiatski, ancien compagnon d’exil, qui ne boit pas, même à l’occasion des toasts. Staline l’accuse de mépriser les invités. Choumiatski rétorque que personne ne boit dans sa famille. Staline grogne : « Tu nous considères comme des gens indignes et tu nous critiques : nous sommes tous pour toi des gens sans principes ! » « Staline ne me le pardonnera pas », conclut Choumiatski, arrêté le lendemain soir, puis fusillé. Son refus de boire avait irrité Staline, prêt à utiliser tous les prétextes pour liquider la génération de sa jeunesse orageuse.

Les juges et les cadres du Parti sont tenus à l’écart des dossiers de la répression politique, qui sont gérés souverainement par le NKVD. Khrouchtchev le constate : Staline invite, certes, les dirigeants régionaux à faire le tour des prisons pour vérifier la culpabilité des détenus, mais que vérifier, puisque le NKVD compose les dossiers à sa guise ? L’arrestation, sans précédent, de deux membres du Comité central en pleine séance a souligné la subordination de l’État, du Parti et de leur appareil au NKVD. En l’imposant au Comité central, Staline ouvre une brèche qu’il va s’empresser d’élargir. Si l’on peut arrêter ces hommes en pleine séance, pourquoi pas avant ou après ? Pour obtenir l’accord du Comité central sur l’arrestation d’un des membres élu en son sein par un congrès théoriquement souverain, et ce, avant même qu’il en ait été exclu, Staline choisit la cible idéale : l’ancien chef du NKVD Iagoda, détesté de tous.

Le 31 mars, le Bureau politique adresse à tous ses membres une déclaration signée « Sur mandat du Bureau politique. Staline ». Ce texte présente la décision d’arrêter Iagoda sans délai comme exceptionnelle et dictée par l’urgence, à savoir la « découverte de crimes contre l’État et de crimes de droit commun commis par […] Iagoda, dans l’exercice de ses fonctions de commissaire du peuple à l’Intérieur ». Il est donc « nécessaire de l’exclure du Parti et de procéder à son arrestation ». Mais ce policier criminel n’est pas un banal délinquant : « Vu le danger qu’il y aurait à laisser Iagoda en liberté ne serait-ce qu’un seul jour, le Bureau politique s’est trouvé dans l’obligation de donner l’ordre de procéder à son arrestation. Le Bureau politique demande aux membres du Comité central de sanctionner l’exclusion de Iagoda du Parti et son arrestation[871]. » Ces précautions oratoires ne seront plus de mise une fois la procédure acceptée. Inconscients du piège tendu ou désarmés devant lui, les membres du Comité central, invités à répondre individuellement, donnent leur aval. Dès lors, les vannes vont s’ouvrir et engloutir la majorité d’entre eux.

Le 31 mars, Staline publie son discours de clôture de la séance du 5 mars, véritable programme de la Terreur construit autour d’une argumentation simple organisée en trois parties : 1 : « Le trotskysme de nos jours n’est pas un courant politique dans la classe ouvrière, mais une bande, sans principes et sans idéologie, de saboteurs, d’agents de diversion et de renseignements, d’espions, d’assassins, une bande d’ennemis jurés de la classe ouvrière, une bande à la solde des services d’espionnage des États étrangers. » 2 : Les militants (y compris le Comité central) ne comprennent pas ce changement de nature ; « ils n’ont pas remarqué que les trotskystes ont depuis longtemps cessé d’être des hommes d’idées, que, depuis longtemps, les trotskystes sont devenus des bandits de grand chemin, capables de toutes les vilenies, de toutes les infamies, etc. » et continuent de les traiter en opposants politiques, non comme de vils tueurs et espions. 3 : En ne luttant pas vraiment contre ces bandits dégénérés, les militants aveugles s’en font les complices inconscients. Or, « plus nous avancerons, plus nous remporterons de succès, et plus la fureur des débris des classes exploiteuses sera grande[872] ».

Tous sont menacés, nul ne semble le comprendre. Staline, dans une phrase apparemment anodine, indique l’ampleur de la purge qu’il prépare : « Il y a chez nous des dizaines de milliers de gens capables et talentueux. Il faut seulement les connaître et les promouvoir à temps pour qu’ils ne piétinent pas sur leur vieille place et ne commencent à pourrir[873]. » Pour qu’ils cessent de piétiner, il faut se débarrasser de la (relativement) vieille génération : comme celle-ci n’a nulle envie de se retirer sans résistance, il faut l’y contraindre, sans lui offrir la possibilité de se défendre ou de se venger. Le moyen le plus sûr est de l’éliminer.

Pour désorienter son appareil, accusé de laxisme à l’égard des trotskystes d’hier, d’avant-hier, d’aujourd’hui, de demain et de toujours, Staline ajoute ironiquement : « Pour extirper les agents nippo-allemands du trotskysme… faut-il frapper et extirper non seulement les véritables trotskystes, mais aussi ceux qui autrefois oscillaient vers le trotskysme et qui par la suite, il y a longtemps déjà, ont abandonné le trotskysme […], ceux à qui il est arrivé de passer dans la rue où était passé naguère tel ou tel trotskyste ? Des voix ont retenti dans ce sens, ici, dans ce plénum. » Staline ridiculise cette interprétation… qui sabote la lutte contre les saboteurs. Il a pourtant lui-même fait recenser, pour les frapper, tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont oscillé, mais il insiste : « Cette manière simpliste de juger les hommes ne peut que nuire à la lutte contre les véritables saboteurs et espions trotskystes[874]. » Il développe ce thème plusieurs fois dans ce discours final, mais avertit aussi son auditoire que laisser impuni le plus petit soupçon de trotskysme est un crime. Ainsi laxisme et sévérité excessive paralysent également la lutte contre les saboteurs trotskystes ! Comment s’y retrouver ? Les dirigeants les plus expérimentés tomberont dans l’un ou l’autre excès et le paieront de leur vie. C’est l’un des traits caractéristiques de la politique de Staline : il définit les tâches générales, mais il ne donne pas de mode d’emploi. Laisser les cadres dans l’indécision et la perplexité permet de leur faire endosser demain la responsabilité d’une politique incertaine, de la modifier éventuellement et de se débarrasser des « incapables ».

Son discours semble viser les trotskystes actuels ou repentis et leurs sympathisants de jadis, donc une fraction relativement limitée du Parti et plus encore de son appareil. Ce dernier ne prend donc pas la mesure de la purge préparée par le Secrétaire général. D’ailleurs, en public, après la publication de son discours du 5 mars sous le titre « L’Homme, le capital le plus précieux », Staline, loin de parler de répression, disserte sur la valeur de la vie humaine. Ainsi, recevant l’équipage de l’avion Rodina, auteur d’un record de vol, il insiste « sur la nécessité d’être particulièrement attentif et prudent avec ce qui est pour nous le bien le plus précieux : les vies humaines… Ces vies nous sont plus chères que tous les records, si grands et bruyants que puissent être ces records[875] ».

Laissant à ses collaborateurs le soin d’organiser la répression, il nourrit chez nombre de cadres et de militants l’idée que les arrestations et condamnations « injustifiées » viennent non de lui, mais de Iejov et du NKVD, qui agissent à son insu. Ainsi, la communiste Lazourkina, emprisonnée puis déportée au total près de vingt ans, affirme : « À cette époque, je n’ai pas une seule fois accusé Staline. Je me suis tout le temps battue pour Staline, que les détenus, les exilés et les déportés insultaient. Je disais : "Non, il n’est pas possible que Staline ait accepté ce qui se passe dans le Parti. C’est impossible."[876] » Aussi bombarde-t-elle Staline de lettres l’implorant de rétablir la justice. Des milliers de cadres du Parti ont réagi comme elle. Mais cet aveuglement ne frappe que les cadres qui se refusent à comprendre le sens de la répression ; y voir un coup de Iejov, un complot du NKVD dans le dos de Staline, c’est affirmer que leur parti n’a pas changé. Mais la masse des autres, comme le note Lazourkina, voient en Staline le vrai coupable de leurs malheurs.

Sa méfiance envers les anciens opposants n’a rien de délirant. En septembre 1936, il a nommé consul à Barcelone un repenti apparemment sûr : Antonov-Ovseenko, un rallié de 1928, auteur d’un article, dans les Izvestia du 24 août, où il proposait d’abattre lui-même les infâmes trotsko-zinoviévistes. Or, que fait à Barcelone ce candidat au rôle de bourreau ? Un Comité national marocain propose à cette époque de susciter une insurrection sur les arrières des troupes franquistes, si le gouvernement espagnol garantit l’indépendance du Maroc espagnol en cas de victoire républicaine ; Antonov-Ovseenko appuie cette idée et demande le soutien de Moscou. Mais Paris et son gouvernement de Front populaire, Londres et sa City ne sauraient accepter cette promesse qui mettrait à feu et à sang le Maroc colonial français ainsi que tout le Mahgreb. Ce consul veut donc fâcher Staline avec Blum et Chamberlain ? Ami des anarchistes, il propose de faire de la Catalogne rouge la place forte de la République au lieu de Madrid la « communiste ». Il qualifie enfin de « bureaucrate » le pro-soviétique ministre des Finances Negrin. Est-ce incompréhension d’un ancien révolutionnaire, toujours infecté par les vapeurs d’Octobre, ou sabotage délibéré ? Peu importe. Staline doit balayer ces gens qui vivent encore dans le monde d’hier. L’Espagne ne doit pas connaître de bouleversement social. Staline l’explique le 20 mars 1937 aux écrivains espagnols Rafael Alberti et Maria Teresa León : « Il faut dire au peuple et au monde entier : le peuple espagnol n’est pas en état d’accomplir la révolution prolétarienne. La situation intérieure et surtout internationale n’y est pas favorable[877]. » Ceux qui ne le comprennent pas seront étiquetés trotskystes et liquidés. En septembre 1937, Staline rappelle Antonov-Ovseenko de Barcelone, le nomme procureur de Russie, le fait arrêter, torturer et fusiller. L’organisateur de la prise du palais d’Hiver en octobre 1917 est, malgré sa capitulation de 1928, le symbole d’une génération irrémédiablement marquée par son passé.

Le Comité central de février est suivi partout d’un brutal raidissement : jusqu’alors, les comités d’arrondissement pouvaient encore tenter de défendre des militants accusés ; désormais, ce sera impossible. Les bureaux du Parti siègent presque en permanence pour examiner les dossiers des militants accusés d’activité contre-révolutionnaire ou de lien avec des gens inculpés. Le NKVD fait accélérer au maximum les exclusions, pour ne pas arrêter les militants, leur carte du Parti en poche. Mais le rythme des arrestations surpassant celui des exclusions, le NKVD arrête bientôt les militants en possession de leur carte qu’il transmet au comité du Parti concerné, lequel exclut ensuite la victime. « Nous excluions automatiquement, sans exprimer le moindre doute sur le bien-fondé des arrestations[878] », écrira la secrétaire d’un comité d’arrondissement de Moscou. Les collègues de travail des personnes emprisonnées sont suspects pour ne les avoir pas démasqués. Maria Svanidzé montre bien à quel point cette hystérie peut être intériorisée. Le 5 mars, elle revient, dans son Journal, sur le procès de janvier et note, rageuse : « Leur châtiment ne me satisfait pas. J’aurais voulu qu’on les torture, qu’on leur applique le supplice de la roue, qu’on les brûle pour toutes les infamies qu’ils ont commises[879]. » On ne saurait mieux exprimer le caractère moyenâgeux de ces procès, dignes de l’Inquisition.

Certaines de ses victimes, comme hypnotisées, acceptent de voir en Staline la représentation mythique du Parti qu’il liquide : ainsi Boukharine écrit à son « Koba », du fond de sa cellule de la Loubianka, des lettres hystériques. Le 15 mai, il se répand : « Je rêvais d’être plus proche de la direction et de toi, je ne le cache pas […]. J’avais appris non seulement à te respecter de nouveau, mais à t’aimer chaleureusement. » Staline ayant ironisé sur les « dix femmes » de Boukharine, ce dernier rectifie : il n’en a eu que quatre et en a le plus souvent souffert. Il évoque avec attendrissement le Comité central de décembre 1936, au cours duquel Staline a différé la décision qui serait prise contre lui ; quand il a expliqué tout cela chez lui, tout le monde a pleuré[880]. Boukharine traduit ici avec son exagération coutumière le sentiment que Staline a réussi à inspirer à des centaines de cadres : en dehors du Parti, incarné par lui, point de salut face à la montée du fascisme, à la résistance paysanne, aux menaces des pays capitalistes. Ils se laissent donc entraîner vers la mort en répétant mécaniquement : « Ma conscience est pure devant le Parti », ne suscitant chez Staline que ricanements ou injures. Il griffonne ainsi « scélérat et prostitué » en marge de la lettre que, avant d’être fusillé, le général Iakir lui adresse pour lui dire : « Je mourrai en prononçant des paroles d’amour pour vous, pour le Parti et le pays[881]. »

Le 10 mai 1937, Staline frappe le corps des officiers : il remplace les instructeurs politiques par des commissaires militaires, qu’il définit comme « les yeux et les oreilles du Parti et du gouvernement », soumis à la Direction politique de l’Armée rouge confiée à Mekhlis. Les instructeurs n’avaient pour responsabilité que la propagande politique dans l’armée, les nouveaux commissaires doivent surveiller les officiers et faire sur chacun d’eux au moins deux rapports par an sans les communiquer à l’intéressé. C’est la résurrection apparente d’une institution de la guerre civile, mais dans une tout autre situation : les commissaires politiques avaient alors été nommés pour contrôler l’innocuité politique d’ordres donnés par des officiers issus de l’armée impériale. Le décret du 10 mai 1937 est publié après une vingtaine d’années de formation d’un corps d’officiers rouges, où les rescapés de l’ancienne armée ne sont plus qu’une poignée ; leur loyauté au régime est peu contestable, mais leur dévouement personnel à Staline, il est vrai, incertain.

Six semaines après avoir approuvé par consultation écrite l’arrestation et l’exclusion de Iagoda, les membres du Comité central reçoivent de nouvelles propositions d’exclusion : 4 du 17 au 22 mai, puis, à la fin du mois, une liste de généraux et de maréchaux, membres du Comité central, accusés d’avoir comploté avec l’état-major allemand. Arrêté le 22 mai, transféré à Moscou le 24, interrogé le 25 avec une extrême sauvagerie, Toukhatchevski passe aux aveux le lendemain. Les généraux Iakir et Ouborevitch sont, eux aussi, exclus et arrêtés sur-le-champ. Staline envoie, le 30 mai, à tous les membres du Comité central un formulaire de consultation, signé de son nom, à retourner contresigné : « Vu les données […] qui démasquent la participation de Iakir, membre titulaire du Comité central, et d’Ouborevitch, membre suppléant, à un complot militaro-fascisto-trotskisto-droitier et leur activité d’espionnage au profit de l’Allemagne, du Japon et de la Pologne, le Bureau politique soumet au vote des membres titulaires et suppléants du Comité central la proposition de les exclure des rangs du PCR (b) et de transmettre leur dossier au NKVD[882]. » Nul ne saurait hésiter à approuver ce texte délirant. Comment refuser d’exclure du Parti des gens coupables de crimes aussi graves, quoique décrits par Staline en termes si vagues ? Le 26 mai, donc, Toukhatchevski a avoué tout ce qu’on lui a demandé : il a organisé un complot dès 1932 (l’année du bloc politique des anciens opposants et du groupe de Rioutine), il s’est lié en 1934 avec Boukharine (que Staline pourra ainsi accuser d’avoir eu une activité d’opposant après sa capitulation), il est devenu un espion pro-allemand en 1935, lors d’un voyage à Londres, où, en 1936, Poutna lui a organisé un rendez-vous avec le fils de Trotsky, Sedov (alors à Paris, mais qu’importe, puisque le procès ne sera pas public). Staline ne joint pas le texte de ces aveux à sa lettre ; le Comité central doit le croire aveuglément. Lui envoyer ce texte serait lui supposer un droit de regard ou d’examen. Il n’a que celui de contresigner le verdict et d’attendre la suite.

Aucune frontière nette ne sépare les nouveaux traîtres des dirigeants en place, que Staline affaiblit puis marginalise. La terreur déchaînée par le Guide après l’assassinat de Kirov lui permet de s’émanciper définitivement du Bureau politique, dont les réunions de plus en plus irrégulières sont remplacées par une consultation individuelle rapide, des réunions informelles ou des commissions diverses (dites « étroites »), dont Staline modifie à sa guise l’intitulé et la composition. La marginalisation des instances élues est telle que certains membres du Bureau politique (Eikhe, Kossior) seront arrêtés et exécutés sans avoir été exclus au préalable de l’instance, théoriquement dirigeante, à laquelle ils appartiennent.

Le 14 avril, le Bureau politique crée ainsi deux commissions permanentes restreintes, l’une vouée à la politique extérieure et l’autre à la politique économique : Staline, Molotov et Kaganovitch figurent dans les deux, Vorochilov et Iejov dans la première, Tchoubar et Mikoian dans la seconde. Fait rarissime, Staline justifie cette mesure dans une note aux membres du Bureau politique, dont cette décision restreint les fonctions, et au Secrétariat. Ces commissions, dit-il, ont pour but de pallier l’absence des membres du Secrétariat en déplacement ou vivant loin de Moscou (Jdanov), ou encore surchargés de travail (Kaganovitch et Iejov). On voit mal, pourtant, comment des réunions supplémentaires de responsables, déjà submergés par leurs obligations, pourraient améliorer le fonctionnement des organismes réguliers. Staline veut en réalité les diluer par la multiplication de cellules variables et mobiles. Ce même 14 avril, Staline constitue une « commission permanente près le Bureau politique », composée, outre lui-même, de Molotov, Vorochilov, Kaganovitch et Iejov, chargée de « préparer pour le Bureau politique et, en cas d’urgence, de régler des problèmes d’un caractère particulier et secret, en particulier les questions de politique extérieure[883] ».

Tandis qu’il met en place l’opération Nicolaienko, Staline organise aussi, d’en bas, la répression contre l’appareil moyen du Parti, offert aux paysans comme bouc émissaire de sa politique. Dès février 1937 se multiplient les procès contre des responsables locaux du Parti, des soviets et des kolkhozes, auxquels la Pravda et les journaux régionaux donnent un grand écho. Ces cadres sont accusés d’avoir élevé artificiellement le plan de récolte, prélevé trop de blé sur les kolkhoziens, confisqué illégalement leurs biens et leurs lopins individuels, liquidé des kolkhozes, oublié que « les kolkhoziens sont les maîtres de leur kolkhoze ». Ces procès reposent sur les témoignages accablants, et véridiques, des paysans contre les inculpés, condamnés à des peines de 6 mois à 10 ans de détention, avec confiscation de leurs biens. La Pravda des 9 et 12 mars fait état de milliers de lettres de paysans enthousiastes, adressées à Staline, Kalinine ou à la rédaction, remerciant la Justice d’avoir châtié leurs oppresseurs.

Poursuivant son plan par étapes, Staline convoque, le 1er juin, une réunion du conseil militaire du commissariat à la Défense (dont vingt membres, soit le quart, sont sous les verrous) élargie au Bureau politique et aux 116 hauts gradés de l’armée. Le 2 juin, devant une assistance abasourdie, il peint le tableau d’un gigantesque complot tentaculaire, au cours du discours le plus chaotique de sa carrière, parsemé de digressions et dénué de tout argument ou fait : « Les dirigeants politiques sont Trotsky, Rykov, Boukharine. Je leur adjoins aussi Roudzoutak […] un espion allemand, Karakhan, Enoukidzé, puis Iagoda, Toukhatchevski. » Il ajoute encore 5 généraux, soit au total 13 individus, qui forment « le noyau d’un complot politico-militaire qui a noué des relations systématiques avec les fascistes allemands, surtout avec la Reichswehr… Dix d’entre eux sont des espions […]. L’organisateur du groupe est Trotsky. » Pour Rykov, Staline ne dispose pas de données attestant « qu’il ait lui-même informé les Allemands », mais il « a encouragé ces informations à travers ses gens » ; quant à Boukharine, « tous ses amis les plus proches […] fournissaient systématiquement des informations à l’état-major allemand ». Enfin, « Iagoda est un espion et il a truffé le Guépéou d’espions ». Pour conclure, il pimente par une histoire de femme cet invraisemblable complot, qui aurait donc été monté à la fois par les chefs du NKVD et l’état-major, deux puissants appareils, qui auraient réalisé le tour de force de n’avoir jamais rien entrepris. Il raconte que Roudzoutak transmettait ses renseignements à une Mata Hari germanique, Joséphine Guenzi : « C’est une belle femme. Un vieil agent », dit Staline et, dans un style de séminariste russe défroqué, il précise : « Elle a enrôlé Karakhan sur la base d’une partie de son corps de bonne femme. Elle a enrôlé Enoukidzé. Elle a aidé à enrôler Toukhatchevski. Elle tient en main Roudzoutak. C’est un agent très expérimenté […]. Elle est belle, elle répond très volontiers à toutes les propositions des hommes, et après elle les détruit. »

Mais, souligne Staline, ce complot n’a aucune racine interne, car les succès de l’URSS, dont « l’agriculture prospère et prospérera », sont « extraordinaires ». Ce complot est le produit de manigances de la Reichswehr, associée à des dirigeants soviétiques mécontents de leur absence de promotion (or, la plupart appartiennent pourtant aux sommets de l’État !). Staline encourage l’assistance à lui dénoncer des suspects, qui ne le seraient même qu’avec 5 % seulement de probabilité, tout en soulignant qu’il faut être indulgent avec les anciens trotskystes qui « ont rompu avec le trotskysme, ont rompu fermement et le combattent très bien ». Il donne en exemple Andreiev, « un trotskyste actif en 1921 » qui maintenant « se bat bien[884] ».

Dans l’assistance, 42 gradés prennent la parole pour dénoncer les comploteurs. (32 d’entre eux seront arrêtés et fusillés dans les 18 mois qui suivent.) Staline en choisit 9, parmi les plus vigoureux verbalement, pour constituer le tribunal qui va juger les accusés une semaine plus tard. Le 5 juin, Staline, avec Molotov, Kaganovitch et Iejov, choisit, dans la liste des généraux arrêtés, les huit qui passeront en jugement. Leur choix annonce la chasse aux « allogènes » : deux sont lituaniens (Ouborevitch et Poutna), deux juifs, et même trois, si l’on ajoute Gamarnik, qui s’est suicidé mais figure sur la liste des comploteurs (avec Iakir et Feldman), un estonien (Kork), et un letton (Eideman). L’un des deux Russes, Iegorov, essaie d’attendrir Staline en lui rappelant qu’ils ont plus d’une fois « mangé du chou dans la même écuelle », lors de la campagne de Pologne en 1920. Mais Staline, qui a flirté avec sa femme cinq ans plus tôt, ne cultive pas la nostalgie. Iegorov sera fusillé comme les autres, ainsi que sa femme, Olga, qualifiée d’espionne polonaise, et fusillée le 23 août 1938 pour avoir, en outre, tu la participation de son mari au « complot militarotrotskisto-fascisto-droitier ».

Le 10 juin, la Pravda et les Izvestia publient un article très violent contre le Napoléon d’Eugène Tarlé, signé de deux inconnus, Konstantinov et Koutouzov, qui accusent Tarlé de « tenter de fonder la "conception" de bandit […] des gardes fascistes et de leurs agents trotsko-boukhariniens, qui […] s’efforcent de justifier leur vil plan de restauration du capitalisme, leur noire trahison et leur vilenie par une "analogie historique" avec Napoléon ». Le lendemain, 11 juin, les Izvestia annoncent l’ouverture du procès des généraux pour haute trahison. En page trois, une « Note de la rédaction » rectifie les invectives de la veille : « Tarlé n’est certes pas marxiste. Son livre sur Napoléon contient toute une série de fautes importantes, mais il est impossible de le qualifier de faussaire et de lier son nom à celui du "bandit trotskyste Radek". » La Pravda publie, au nom de la « Rédaction », un correctif similaire. Les deux notes concluent que le livre de Tarlé est l’un des meilleurs ouvrages non marxistes sur Napoléon. Seul Staline pouvait ainsi désavouer les deux journaux centraux de l’URSS. Il a manifestement lui-même inspiré ou dicté les deux articles et les deux réfutations ; Konstantinov et Koutouzov sont deux masques du Secrétaire général, déguisé en journaliste, qui sème l’effroi puis rend l’espoir.

La conjonction de ces deux événements très disproportionnés est significative. Staline protège publiquement l’auteur de Napoléon, ancien Cadet notoire, le jour même où s’ouvre le procès des chefs de l’Armée rouge, vétérans de la guerre civile. Il met aussi la dernière main au complot de l’« organisation maçonnique contre-révolutionnaire » dite « La fraternité unique du travail », où il implique et fait emprisonner, le 14 juin, Nicolas Moskvine, ancien chef de la Section d’organisation et d’affectation du Comité central, et dont Iejov fut jadis le protégé.

Pendant le déroulement du procès, avant même le prononcé du verdict, Staline envoie aux Comités centraux des partis des quinze Républiques, ainsi qu’aux secrétaires des comités de territoire et de province, une instruction urgente, signée de son nom, leur demandant, au nom du Comité central qu’il n’a pas consulté, d’« organiser des meetings d’ouvriers et, là où cela est possible, de paysans, et aussi des meetings d’unités de l’Armée rouge, et d’y soumettre des résolutions sur la nécessité d’appliquer la peine capitale. Le procès sera sans doute terminé dans la nuit d’aujourd’hui. Le jugement sera rendu public demain, c’est-à-dire le 12 juin[885] ». Difficile de dire plus clairement qu’il a lui-même tout décidé.

Des neuf maréchaux et généraux qui sont « jugés », sept (dont Dybenko et le maréchal Blücher) seront liquidés dans les mois suivants. Ce procès inaugure une gigantesque purge du corps des officiers supérieurs. Le NKVD découvre des complots « militaro-fascistes », des « complots monarchistes d’anciens officiers blancs » ou des « organisations terroristes d’espionnage et de diversion », dans toutes les régions militaires, dans les flottes de la Baltique, du Nord et de l’océan Pacifique, dans la petite flotte militaire du fleuve Amour, au sein des forces aériennes, à la Direction politique de l’Armée rouge, à l’Académie militaire de l’état-major général, dans les écoles d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie… La liste est interminable.

Le déferlement de la répression multiplie les tensions dans l’appareil. Trotsky le sent ou le sait ; il télégraphie, au milieu de juin, au Comité exécutif central des soviets : « La politique de Staline mène à une défaite définitive tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. La seule issue est d’effectuer un tournant vers la démocratie soviétique, en commençant par une enquête sur les derniers procès. Sur cette voie, je propose mon soutien total. » Staline, en rage, note sur le télégramme « Gueule d’espion ! Espion éhonté d’Hitler[886] », avant de le communiquer aux autres membres du Bureau politique. Trotsky sait que le dévouement réel de la majorité des dirigeants étant inversement proportionnel à leurs démonstrations officielles, la situation de Staline est fragile et instable. Il espère que, face à la vague de terreur qui les élimine les uns après les autres, une coalition de dirigeants se constituera pour chasser Staline et son groupe. C’est précisément cette crainte qui pousse Staline à multiplier les opérations chirurgicales préventives.

Elle lui interdit aussi de consacrer du temps à sa mère, alors agonisante. Kéké est tombée malade le 13 mai 1937 et meurt le 4 juin. Staline ne se rend pas à son enterrement. Il se contente d’envoyer une couronne portant cette inscription, écrite en russe et en géorgien : « À ma mère chère et aimée, de son fils lossif Djougachvili (Staline). » Sa fille affirme : « Sa mort chagrina beaucoup mon père[887]. » Mais il a d’autres priorités.

Il gère sa vie de famille comme les affaires du Parti, par décision autoritaire, sans discussion. Son fils aîné, Jacob, a fait une école d’artillerie. Le second, Vassili, lui aussi passionné par les canons, s’inscrit à la première école spéciale d’artillerie de Moscou. Mais son père refuse : deux fils dans l’artillerie, ce n’est pas possible. Vassili sera aviateur. Il entre dans une école spécialisée, en sort en 1938 et part l’année suivante au service militaire. « Dès que je sortis de l’école, affirmera-t-il, je n’eus quasiment plus de conversations de fils à père avec mon père. Chaque rencontre se transformait en conversation sur les forces armées aériennes[888]. » Staline régente sa vie de famille comme il le fait avec l’art : en fonction du seul critère de l’utilité.

Le 21 juillet, Staline monte le deuxième acte de la liquidation de la direction des Jeunesses communistes. Il convoque son Secrétaire général, Kossarev, dans son bureau, en présence de Iejov, et lui reproche de ne pas aider assez le NKVD à démasquer les ennemis. Iejov annonce l’arrestation d’un dirigeant des Jeunesses, Nazarov, pour appartenance à une organisation contre-révolutionnaire. Kossarev se défend : il ignore le contenu des dossiers dont dispose le NKVD et ne peut donc démasquer les ennemis du peuple avec l’efficacité de Iejov. Staline conclut en le menaçant : « Vous ne voulez pas diriger ce travail[889]. » Un mois plus tard, l’éditorial de la Pravda énumère une liste de dirigeants des Jeunesses arrêtés, « qui ont fait leur sale et vil travail en utilisant la stupide maladie de l’aveuglement politique de toute une série des cadres dirigeants du Bureau du Comité central des Jeunesses, et au premier chef du camarade Kossarev », bien embarrassé…

Staline le laisse tranquille pour l’instant. Il a une priorité, la purge de l’armée qu’il mène au pas de charge. Le 26 juillet, Iejov adresse à Staline une liste de 138 gradés qu’il propose de classer dans la première catégorie, celle des condamnés à mort. Staline et Molotov notent et signent : « Fusiller les 138. » En novembre, Iejov leur soumet une seconde liste de 292 gradés. Staline et Molotov notent, aussi laconiques, toujours : « Fusiller les 292. » Combien d’officiers et d’officiers supérieurs ont été ainsi liquidés ? Roy Medvedev avance le chiffre de 25 000 à 30 000, Dmitri Volkogonov 40 000, Alexandre Iakovlev 70 000. L’historien Oleg Souvenirov tire des archives des chiffres beaucoup plus modestes : en 1937-1939, écrit-il, les tribunaux militaires n’ont condamné que 8 122 officiers et officiers supérieurs. Mais ces chiffres ne comprennent ni les forces aériennes, ni la marine, ni les officiers transférés dans la réserve, puis arrêtés et jugés après coup, ni tous ceux qui ont anticipé leur arrestation en se suicidant. Après le procès de juin 1937, le commandement soviétique est, en effet, décimé par une vague de suicides qui ne figurent pas dans les statistiques de la répression. Il faut y ajouter 11 000 officiers envoyés au Goulag. Vorochilov lui-même a, dans un discours d’octobre 1938, avancé le chiffre de 40 000 cadres de l’armée éliminés[890]. C’est sans aucun doute le bon.

Le haut commandement est anéanti : la quasi-totalité (sauf Vorochilov et Boudionny) des 41 maréchaux, amiraux, commandants d’armée ont été fusillés, plus 339 généraux à une étoile (en l’occurrence un losange), 216 généraux à deux étoiles, 88 généraux à trois étoiles, sans compter, dans les trois catégories, 63 morts en détention ou pendant les interrogatoires, 8 suicides et 85 déportés au Goulag. Le total de cette macabre addition : 714 généraux ont été abattus, soit deux fois et demie plus qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale où, en quatre ans, 294 généraux et amiraux périront, la majorité sous les balles allemandes, une quarantaine sous celles du NKVD. C’est une saignée sans exemple dans l’histoire.

Staline liquide aussi les cadres des instituts de recherches : l’encadrement de celui sur les fusées, considéré comme un enfant de Toukhatchevski, est décapité. Le NKVD arrête, le 3 novembre 1937, son directeur, Kleimenov, fusillé le 10 janvier 1938, puis l’ingénieur en chef et cinq autres ingénieurs, dont Léonid Schwartz, et, le 27 juin 1938, Korolev. Ces deux hommes sont les futurs inventeurs des fameux Orgues de Staline (Katioucha), qui terroriseront les soldats de la Werhmacht. On les accuse d’avoir fabriqué des moteurs de fusée totalement défectueux, qui, pourtant, fonctionnent normalement. Korolev invite l’enquêteur du NKVD à vérifier à l’institut. L’autre lui répond qu’il a autre chose à faire. Il sait que l’accusation n’a rien à voir avec la réalité.

Certains historiens russes contestent l’ampleur du coup porté à l’Armée rouge : le haut commandement issu de la guerre civile, formé à ses combats rudimentaires, disent-ils, aurait été incapable d’affronter la Deuxième Guerre mondiale. En le renouvelant, Staline aurait promu une jeune garde plus moderne, plus mobile, plus ouverte. Mais les rares survivants, Vorochilov et Boudionny au premier chef, incarnaient la guerre de partisans et ses charges de cavalerie sabre au clair. Ce sont eux qui s’opposaient à la réduction du rôle de la cavalerie et à son remplacement par les blindés et les divisions motorisées voulus par Toukhatchevski. Ils feront la démonstration en outre de leur médiocrité, voire, pour Vorochilov, de leur nullité, lors de la guerre contre la Finlande (décembre 1939-mars 1940) et de l’invasion allemande. Ensuite, la plupart des meilleurs généraux de la Seconde Guerre mondiale, Joukov, Koniev, Malinovski, Meretzkov, Kourassov, Malinine, Zakharov, Pokrovski ont été les élèves d’Ouborevitch et étaient, selon l’un d’eux, de bien petites gens comparés à lui. Certains, comme Koniev et Joukov, avaient d’ailleurs fait leurs premières armes au cours de la guerre civile. Le maréchal Timochenko, l’un des meilleurs chefs militaires soviétiques de la Deuxième Guerre mondiale, et dont l’avis a sans doute plus de poids dans ce domaine que celui d’hommes de bureau, affirme : « Mikhail Toukhatchevski était exceptionnellement doué, il dépassait d’une tête beaucoup d’entre nous[891]. » Enfin, la dénonciation de 40 000 officiers comme traîtres et espions désorientera les survivants et rendra le commandement globalement suspect aux yeux des soldats. Les nouveaux cadres de l’Armée rouge devront se former sur le tas, et sur le tard, subir deux années de défaites et des pertes gigantesques, pour apprendre à se hisser à la hauteur de leurs tâches. Staline a bel et bien miné la capacité défensive de l’URSS à des fins politiciennes et pour régler ses comptes.

Il poursuit son opération lors du Comité central en juin, en vue duquel il a préparé une nouvelle liste de dépositions accablantes. Il a mis du temps à obtenir celles de l’ancien trotskyste Beloborodov. Le 26 mai, Iejov lui a transmis le peu qu’il lui avait extorqué. Staline, furieux du maigre résultat obtenu, lui a renvoyé ses dépositions avec une note rageuse : « On peut penser que la prison est pour Beloborodov une tribune pour y prononcer des discours, y faire une déclaration sur l’activité de tout un tas de gens, mais pas sur lui-même. N’est-il pas temps de faire pression sur ce monsieur et de le forcer à raconter ses sales affaires ? Où est-il donc installé : dans une prison ou dans un hôpital ? I. St. » Les coups pleuvent sur Beloborodov…[892]

Le Comité central, convoqué initialement pour le 20 juin, s’ouvre le 23 sur une menaçante « communication du camarade Iejov ». Le voile épais du secret pèse sur les quatre premiers jours de cette réunion dont Staline interdit de sténographier les séances, officiellement consacrées à la nouvelle loi électorale, à l’amélioration des semences des céréales, à la technique des assolements et aux mesures d’amélioration du travail des stations de machines et tracteurs. Selon Khrouchtchev, chaque intervenant doit critiquer un voisin. Staline invite les membres du Comité central à se déchirer entre eux pour exercer leur vigilance. Il frappe fort d’entrée de jeu ; dès le premier jour, 26 membres du Comité central en sont exclus sans explication : 7 pour « défiance politique », 19 autres, aussitôt livrés au NKVD, « pour trahison du Parti et de la patrie et activité contre-révolutionnaire résolue ». Parmi eux figurent Knorine, ancien dirigeant du Comintern, Cheboldaiev, ancien secrétaire de la région Azovmer Noire, Ounchlicht, ancien procureur.

Une rumeur insistante veut que deux membres du Comité central aient alors manifesté leur opposition. D’après le secrétaire de Kaganovitch, Gouberman, Staline demande, à l’ouverture de la réunion, que l’on attribue les pleins pouvoirs extraordinaires à Iejov afin de liquider tous les « droitiers ». Piatnitski, l’ex-chef des services de liaison du Comintern, aurait alors déclaré : Il faut se contenter d’exclure Boukharine et les droitiers du Parti tout en mettant à profit leur expérience économique, et non donner les pleins pouvoirs à Iejov, dont les décisions et les méthodes sont très contestables ; il faut aussi renforcer le contrôle du Parti sur son activité et celle du NKVD. Staline décrète alors une interruption de séance et envoie Molotov, Kaganovitch et Vorochilov demander à Piatnitski de retirer son intervention. Piatnitski refuse. Le lendemain, Iejov le dénonce comme ancien agent de l’Okhrana et le fait blâmer[893]. Cette révolte de Piatnitski, après l’exclusion de 26 nouveaux membres du Comité central terrorisé, paraît peu vraisemblable. Cet ancien ouvrier tailleur, bolchevik des premiers jours, était devenu depuis longtemps un homme de bureau, totalement soumis à Staline. Il sera, il est vrai, chassé du Comité central le 25 juin. Mais son arrestation, le 7 juillet, s’inscrit avant tout dans l’organisation du grand procès public du Comintern.

L’éclat de Kaminski, l’ancien commissaire du peuple à la Santé, est en revanche attesté par Khrouchtchev et s’inscrit tout à fait dans la grande tradition des intrigues menées au sein de la haute bureaucratie soviétique. Pour en découdre avec un rival, Kaminski utilise l’invitation de Staline à critiquer ses camarades. Il accuse ainsi Beria d’avoir, en 1918-1920, travaillé à Bakou pour les services de renseignements des nationalistes moussavatistes, contrôlés par les services de renseignements britanniques – ce qui est vrai –, puis d’avoir abattu le Premier secrétaire du PC arménien, Khandjian, et empoisonné le président du Comité exécutif des soviets d’Abkhazie, Lakoba. Mais Staline, qui voulait justement se débarrasser de ce trop indépendant Lakoba, a besoin de Beria, et Kaminski s’est trompé de cible. Il est immédiatement arrêté et exclu du Comité central et du Parti « comme indigne de confiance ».

Au total, 31 membres du Comité central en sont exclus au cours de cette réunion de juin : c’est la plus grande saignée jamais effectuée. Le plénum vote, de plus, une résolution autorisant officiellement le recours à la torture, déjà pratiquée. Certains cadres du Parti, naïfs, protestaient, en effet, contre l’emploi de « mesures de pression physique à l’encontre des détenus » par le NKVD ! Il fallait donc en régulariser l’emploi, et ainsi terroriser un peu plus l’appareil lui-même. Comme Staline ne veut pas laisser de traces, la résolution n’est pas jointe au procès-verbal, très partiel, de cette réunion. Mais, le 10 janvier 1939, confronté aux interrogations voire aux protestations de cadres du Parti, il adressera un télégramme chiffré en ce sens, à retourner à Moscou ou à détruire après lecture, aux secrétaires des Comités centraux des Républiques, aux secrétaires régionaux et territoriaux, ainsi qu’aux directions du NKVD des Républiques. On en a trouvé un unique exemplaire dans les archives du comité régional du PC du Daghestan.

Le texte en question sera authentifié au cours d’un âpre débat entre Khrouchtchev et ses adversaires, au Comité central de juin 1957. Khrouchtchev y demandait à Molotov de s’expliquer sur « la décision de torturer les détenus pour leur arracher des dépositions. Qui a signé le document sur les coups et les tortures ? ». Molotov répondit qu’il s’agissait d’« une décision unanime et secrète du Bureau politique ». Kaganovitch confirma : « Tous les membres du Bureau politique ont signé pour appliquer des mesures extrêmes de pression physique à l’encontre des espions […] le document a été rédigé de la main de Staline et tous l’ont signé. » Staline l’avait ensuite présenté comme une décision du Comité central, qu’il avait pris un malin plaisir à faire confirmer par sa réunion de juin[894].

Staline a désormais les mains entièrement libres pour imposer ses décisions, éliminer les hommes qui lui déplaisent, ont fait leur temps ou le gênent, et les remplacer par ses créatures. Ce plénum de juin est d’ailleurs suivi d’un nouveau déchaînement de la répression : le 2 juillet, Staline fait adopter par le Bureau politique une des décisions les plus féroces de la Grande Terreur. La résolution affirme que « la plus grande partie des anciens koulaks, déportés […] puis revenus dans leur région d’origine après expiration de leur peine, apparaissent comme les fauteurs de toutes sortes de crimes et d’actes de diversion antisoviétiques ». Il faut les enregistrer tous « afin d’arrêter immédiatement et de fusiller les plus hostiles d’entre eux après examen administratif de leur affaire par une troïka ». Les moins hostiles seront déportés. Les destinataires du télégramme ont cinq jours pour établir la composition de ces troïkas, et le nombre des individus à fusiller et à déporter[895]. Le 10 juillet, Khrouchtchev, Premier secrétaire de Moscou, informe Staline que 33 436 criminels et 7 869 koulaks ayant purgé leur peine résident dans la province de Moscou. Il en classe au total 8 500 à fusiller et 32 805 à déporter. La troïka de Moscou comprend Khrouchtchev et Redens, beau-frère de Staline.

Une instruction du 30 juillet répartit les victimes en deux catégories : les gens soumis à arrestation et exécution immédiate, et ceux qui sont frappés d’un internement de 8 à 10 ans. Ce nettoyage est censé être effectué en 4 mois. Des données statistiques incomplètes aboutissent à un quota total de 259 450 personnes à arrêter, dont 72 950 à exécuter. Pour prouver leur zèle, les dirigeants locaux réclament l’augmentation de leurs quotas. Aussitôt le Bureau politique élève de près de 10 % le total des gens à arrêter et de plus de 20 % celui des futurs fusillés. Si les quotas sont fixés à Moscou, les victimes sont, à l’exception des dirigeants, désignées sur place. Les règlements de comptes personnels vont bon train : combien de trotskystes, nationalistes bourgeois ou gardes blancs ne sont en réalité que des voisins dont on lorgne la chambre ou l’appartement, un contremaître, chef de brigade, directeur ou camarade d’établi auquel on fait payer un vieux contentieux ? Deux mois plus tard, le Bureau politique ajoute un lot supplémentaire d’environ 90 000 individus à arrêter (en majorité à exécuter) et ordonne de fusiller 10 000 détenus du Goulag. Ses membres sillonnent l’URSS pour organiser l’opération, dont les objectifs seront revus à la hausse, le tout à mettre en œuvre en quatre mois. Staline suit personnellement le détail de l’opération et, à cet effet, reçoit Iejov quasiment chaque fois qu’il se rend au Kremlin. Il le voit ainsi plus d’une heure le 4 juillet, trois heures le 5 et le 7, entre une heure et deux heures presque tous les deux jours du 9 au 26 juillet, trois heures les 28 et 31 juillet, trois heures et demie le 29. En deux ans, Iejov passera au total six cent cinquante heures dans son bureau…

Staline recourt alors à nouveau aux services du docteur Valedinski, dont le NKVD vient d’arrêter le fils, peu avant sa consultation. Le médecin ausculte Staline, puis lui dit : « C’est la dernière fois que je viens vous voir. Le père est responsable de son fils[896]. » Staline, étonné, l’interroge, convoque Poskrebychev et lui confie l’affaire. Deux semaines plus tard, le prisonnier est libéré, mais Staline, méfiant, ne sollicitera plus les services de Valedinski pendant trois ans.

S’il ne peut tout contrôler dans le détail, Staline règle lui-même le mécanisme de la répression, dessine ses objectifs, désigne les catégories de victimes, en établit ou en valide de longues listes nominales, et, malgré sa prudence légendaire, en signe un grand nombre. S’il met toujours en avant Iejov, qui donne son nom à la vague de terreur baptisée « Iejovchtchina », il suit personnellement toute la campagne, des plus petites mesures aux plus importantes. Le 11 juin 1937, il a exigé, par télégramme, l’organisation de meetings réclamant la peine de mort pour les huit chefs militaires. Le 18 juillet 1937, il télégraphie à Beria à propos de l’arrestation d’un dirigeant géorgien : « Le Comité central sanctionne l’arrestation de Lordkipanidzé. » Dix jours plus tard, il télégraphie à Andreiev, en mission à Saratov : « Le Comité central est d’accord avec vos propositions de traduire en justice et de condamner à mort les anciens membres de la station de machines et tracteurs. » Le 8 juillet, il télégraphie au secrétaire du comité provincial de Saratov, à la suite de l’incendie d’un dépôt : « Le Comité central propose d’organiser dans un délai de sept jours un procès accéléré contre les responsables de l’incendie [peut-être accidentel en cet été torride], les condamner tous à mort et publier [la nouvelle de] leur exécution dans la presse. » Il rédige lui-même ces télégrammes au nom du Comité central ; même le Bureau politique n’en discute pas. Au mieux, il fait cosigner telle ou telle liste par ses membres pour les associer à ses décisions. Dix-neuf jours plus tard, il adresse un télégramme similaire au comité territorial de Krasnoïarsk en Sibérie orientale : « L’incendie du combinat de meunerie a été probablement organisé par les ennemis. Prenez toutes les mesures pour découvrir les incendiaires. Jugez les coupables de façon accélérée. Condamnez à mort. Publiez l’exécution dans la presse locale. » Dix minutes plus tôt, le même jour, il télégraphie au comité régional de Smolensk un ordre similaire, à la première personne cette fois : « Je conseille de condamner à mort les saboteurs de la région et de publier l’exécution dans la presse locale[897]. »

En juillet-août 1937, 200 trotskystes de Kolyma organisent une manifestation avec calicots sur le pont du bateau Koula, dans la baie de Nagaievo, sous l’œil des marins stupéfaits, puis entament une grève de la faim. L’un d’eux, Baitalski, refuse de s’y joindre en expliquant à ses camarades que les temps ont changé et qu’ils seront exterminés. Staline les fait abattre à la mitrailleuse, femmes et enfants compris. Il suit aussi de près la déportation des 180 000 Coréens de la région frontalière de Vladivostok-Khabarovsk. Le 11 septembre 1937, il télégraphie au comité régional de Khabarovsk : « Tout montre que la déportation des Coréens est une affaire très bien mûrie », et lui demande « de prendre des mesures sévères et immédiates pour l’exécution exacte du plan et du calendrier de la déportation[898] ». Le fonds Staline comprend des milliers de télégrammes de ce type.

Après une courte période de disgrâce, Molotov est, après Iejov, le principal assistant dans cette activité quotidienne de Staline, qui souvent sollicite son avis sur l’attitude à adopter face à telle dénonciation. Molotov note d’ordinaire : « Arrêter immédiatement » ou « Fusiller ». Staline lui envoie des listes de proscrits à fusiller qu’il signe à tour de bras. Dans ses conversations des années 1970 et 1980 avec le journaliste Tchouev, on croirait entendre l’écho de la voix de Staline : « Je signais pour Beria tout ce que Staline m’envoyait revêtu de sa signature. J’apposais aussi ma signature même lorsque le Comité central n’était pas parvenu à faire toute la lumière et que des gens indubitablement honnêtes, braves, dévoués, étaient mis en cause. Dans les dossiers du NKVD, le sort des victimes était déjà scellé[899]. » Évoquant son vieux camarade Arossev, fusillé en 1937, il affirme : « C’était un homme absolument fidèle […]. Impossible de l’impliquer dans des entreprises antisoviétiques. […]. Il n’a pu être coupable que d’une chose : avoir lâché en présence de quelqu’un une phrase libérale[900]. » Une simple « phrase libérale » suffisait donc pour être envoyé à la mort ?

Le 8 juillet, la Pravda publie un article intitulé « Le professeur sadique et violenteur ». Sous ce titre à scandale, le journal dénonce le professeur Pletnev, ancien Cadet, médecin traitant de plusieurs personnalités du régime, parmi lesquelles le défunt Ordjonikidzé. Pletnev, affirme l’article, a, trois ans plus tôt, sauvagement mordu le sein d’une pauvre patiente, à jamais brisée par cette brutalité. Le 17 janvier 1937, deux ans et demi plus tard, la patiente, un agent du Guépéou, lui adresse une lettre, signée B, « document bouleversant », selon la Pravda, qui la reproduit : « Sois maudit, criminel, violenteur de mon corps ! Sois maudit, infâme sadique qui t’es livré à de honteux débordements sur mon corps […]. Professeur criminel, tu as fait de moi la victime de ta corruption sexuelle et de ta perversité scélérate. » Cette improbable morsure perverse vaut au docteur septuagnéaire deux ans de prison puis l’envoi sur les bancs du troisième procès de Moscou, qui reprend le thème obscurantiste du médecin empoisonneur ou assassin, promis par Staline à un bel avenir.

Pour donner à la répression une ombre d’assise populaire, il relance les procès de responsables du Parti dans les campagnes. Les tribunaux prononcent cette fois des peines de mort devant des auditoires de paysans, ravis de voir les petits chefs locaux payer les violences inouïes de la collectivisation. La Krestian-skaia Pravda du 3 septembre, en citant le cri d’une paysanne : « Ce sont des ordures, des cannibales », donne la mesure de la haine des kolkhoziens prêts à recommencer avec les cadres quand Staline jugera achevé le renouvellement de l’appareil du Parti.

Il mène aussi au pas de charge la liquidation des « étrangers », engagée pour ce qui concerne les Polonais depuis 1936. La Lettonie avait, en 1917, aux élections à l’Assemblée constituante, voté à 72 % pour les bolcheviks et ses tirailleurs avaient été le soutien militaire le plus efficace des bolcheviks. Après la guerre, ils n’étaient pas retournés dans leur pays, soumis à une dictature parafasciste. Au cours du premier semestre 1938, 3 680 Lettons sont fusillés pour « espionnage au profit de la Lettonie bourgeoise » : plus de la moitié d’entre eux sont membres du parti bolchevik, et plus d’un tiers appartiennent au mouvement révolutionnaire depuis les années 1905-1907.

C’est alors que Staline découvre un nouveau nid de saboteurs, inattendu celui-ci. Après collation des résultats du recensement de janvier, le chef du Bureau des statistiques aboutit à un total de 156 millions d’habitants. Or, Staline avait annoncé au XVIIe congrès du Parti, en janvier 1934, une « croissance de la population de l’Union soviétique de 160,5 millions d’habitants, à la fin de 1930, à 168 millions, à la fin de 1933 », soit une progression annuelle de 2,5 millions d’habitants (contre 3,7 millions dans la Russie tsariste de 1900 à 1913). Sur la base du chiffre fantaisiste de 168 millions d’habitants en 1933, il avait prévu 180 millions de Soviétiques en 1937. En étendant au maximum la catégorie des individus absents de chez eux, en déplacement, en congé, en voyage, le Bureau de la population parvient, quant à lui, à un chiffre total de 162 millions. C’est là 18 millions de Soviétiques en moins par rapport à la prophétie de Staline, 6 millions de moins que ses prévisions pour 1933 et même 4,5 millions de moins que le chiffre annoncé pour 1930. Ces statistiques apparaissent comme une remise en cause brutale du Secrétaire général : ou bien il a menti en 1934, ou bien l’URSS a perdu 6 millions d’habitants de janvier 1934 à janvier 1937. En grossissant les chiffres de la population en janvier 1934, Staline avait voulu dissimuler les morts de la famine de l’hiver 1932-1933… qui réapparaissent soudain, comme autant de fantômes, dans le recensement, trois ans plus tard. Staline qualifie le résultat de sabotage trotskyste.

Les statisticiens vont le payer par la perte de leur poste, de leur liberté, voire de leur vie, comme le chef du Bureau des statistiques, Kraval, fusillé à la fin de 1937. Le chef du Bureau de la population, Mikhail Kurman, explique l’écart important entre les estimations et le recensement par un sous-enregistrement de la mortalité, estimée à 3,5 millions d’habitants, auxquels il faut ajouter, selon lui, 1,5 million de décès de détenus dans les camps, en particulier dans les régions touchées par la famine de 1932-1933. On l’envoie à Kolyma. Le 25 septembre 1937, un décret revu et corrigé par Staline déclare le recensement « défectueux […] réalisé en violation profonde des fondements élémentaires de la science statistique et en violation des instructions du gouvernement », le classe document confidentiel, l’annule et annonce un nouveau recensement en janvier 1939[901].

Au goût de Staline, les cadres ne saisissent pas l’ampleur de la purge à réaliser. Pour en convaincre la population tout entière, il faut en faire un spectacle à fins pédagogiques, telles les processions des autodafés de l’Inquisition. Le 2 octobre, il signe avec Molotov une circulaire particulièrement brutale, ordonnant d’« organiser dans chaque République, dans chaque territoire, dans chaque province, de trois à six procès démonstratifs publics, en y attirant les masses paysannes et en évoquant largement ces procès dans la presse, en condamnant les accusés à la peine capitale, pour sanctionner les cas de sabotage organisé par des empoisonnements bactériologiques de bêtes d’élevage, débouchant sur une épizootie massive du bétail ».

Cette violence ne touche pas seulement l’URSS. Le 7 novembre, il exprime à Dimitrov et à trois de ses adjoints son mécontentement à propos de la résolution, qu’il juge mollassonne, du Comité exécutif du Comintern sur la campagne antitrotskyste : « Il faut, dit-il, pourchasser les trotskystes, les fusiller, les anéantir. Ce sont des provocateurs mondiaux, les pires agents du fascisme. » Puis, dans une longue conversation particulière avec Dimitrov, il lui annonce l’arrestation « vraisemblable » de Stassova (la secrétaire du Comité central en 1918-1919), qui restera finalement en liberté, et surtout, il lui déclare : « Münzenberg est un trotskyste. Dès qu’il arrivera nous l’arrêterons aussitôt. Efforcez-vous de l’attirer ici[902]. » Or Münzenberg, l’organisateur de la propagande stalinienne mondiale, le metteur en scène du contre-procès de l’incendie du Reichstag, des divers congrès de la paix et de la défense de la culture, n’est coupable que d’avoir quelques doutes sur la politique de Staline.

Staline explique à Dimitrov la raison de la répression en avançant un prétexte rocambolesque. À chaque moment difficile, dit-il, les éléments les plus faibles du Parti ont reculé. Ils n’ont surtout pas supporté la collectivisation, « où il a fallu trancher dans le corps vivant du koulak. Les plus faibles se sont alors tournés vers l’ennemi étranger, ils ont promis l’Ukraine aux Allemands, la Biélorussie aux Polonais, la région de Vladivostok aux Japonais. Ils attendaient la guerre et poussaient surtout les fascistes allemands à attaquer l’Union soviétique ». Staline, informé depuis longtemps, aurait attendu d’en savoir le maximum. « Ces gens-là se préparaient en juillet à attaquer le Bureau politique au Kremlin. Mais ils ont eu peur. Ils se sont dit : "Staline va tirer le premier et il y aura du scandale."[903] » Dimitrov avale cette explication rocambolesque du procès des militaires, et y voit une leçon à tirer pour son parti, qu’il va épurer de ses rivaux.

Dans quelle mesure faut-il lui attribuer la décision de liquider tel ou tel, dans quelle mesure lui est-elle soufflée ou suggérée par son entourage et par les dénonciations émanant de cadres soucieux d’étaler leur vigilance ? Vassili Staline raconte un épisode curieux. À peine entré en fonction, Beria veut arrêter Redens, le mari de la sœur de Nadejda Alliluieva, donc le propre beau-frère de Staline. Redens a dirigé le Guépéou en Géorgie avant Beria. Affecté à Moscou, il était régulièrement invité aux anniversaires de Staline, le 21 décembre, à Kountsevo. Or Vassili assiste, en avril ou mai 1939, à une conversation entre son père et Beria soutenu par Malenkov, nommé en mars secrétaire du Comité central et chef de la Direction des cadres. Beria veut arrêter Redens ; son père, réticent, demande alors à Beria : « Étudiez soigneusement les cadres avec les camarades au Comité central. Je ne crois pas que Redens soit un ennemi. » Quelques jours après, Redens est arrêté. Staline interdit l’entrée de sa maison à la femme de Redens, Anna, sa belle-sœur, qui supplie Vassili de lui obtenir un rendez-vous avec lui. Staline répond à son fils : « Je n’ai pas cru Beria quand il m’a dit que Redens était un ennemi, mais les cadres du Comité central disent la même chose. Je ne recevrai pas Anna Sergueievna, car je me suis trompé sur Redens. Et ne me le demande plus[904] ! » Toute cette scène sent la comédie jouée pour duper Vassili, interloqué par l’arrestation d’un proche. Beria et Malenkov ne pouvaient réclamer l’arrestation d’un membre de la famille de Staline qu’à la condition que ce dernier ait déjà suggéré l’élimination de l’intéressé.

Dans la deuxième moitié de 1937, le Bureau politique ratifie des listes complémentaires de près de 40 000 individus à liquider. Le 31 janvier 1938, Staline contresigne la proposition du NKVD de définir une nouvelle liste de 57 200 personnes à arrêter, dont 48 000, soit les quatre cinquièmes, à fusiller d’ici le 15 mars, et prolonge jusqu’au 15 avril l’opération lancée depuis quelques mois de « liquidation des contingents contre-révolutionnaires de sabotage et d’espionnage de Polonais, Lettons, Allemands, Estoniens, Finlandais, Grecs, Iraniens, rapatriés de Kharbine, Chinois et Roumains, sujets étrangers ou citoyens soviétique[905] ». Le Bureau politique « propose au NKVD de mener une opération analogue pour écraser les cadres bulgares et macédoniens ». Toutes ces instructions sont dictées par Staline lui-même, même si c’est Iejov qui, en apparence, les propose.

L’accélération et l’intensification de la répression obèrent le fonctionnement économique du Goulag, qui reçoit près de 200 000 détenus supplémentaires en 1936 et près de 700 000 en 1937 et 1938. Il n’a pas les moyens d’accueillir et d’employer un tel afflux de détenus. Les deux objectifs parallèles de la répression : semer la terreur et développer le travail forcé, se télescopent brutalement. Peu importe alors à Staline, pour qui l’essentiel est la liquidation des « ennemis du peuple ». Aussi le Goulag ne réalise-t-il, de 1936 à 1938 (et encore, sur le papier !), le plan qu’à 35 ou 40 %. Ces résultats lamentables seront retenus contre Iejov dans l’acte d’accusation qui sera dressé contre lui en 1939. Mais pour l’heure, il décide de durcir encore les conditions de détention. Dans son rapport au Comité central, le 2 mars 1937, Iejov compare les prisons et camps soviétiques à des centres de loisir où l’on joue « au volley-ball, au cricket, au tennis[906] ». En quoi il ne fait que traduire un bruit qui court dans les camps, selon lequel Staline compare les conditions de détention à celles d’une station balnéaire ou d’un centre de loisir.

Aucun secteur de la société ne doit échapper à l’accusation de sabotage, de diversion et de complot : dès 1933, malgré la place très marginale de l’Église catholique en URSS, Staline a fait fabriquer de toutes pièces un complot catholique pour le réprimer : chaque nationalité a son quota de traîtres et de saboteurs. En 1937, le NKVD arrête le président du comité territorial du Parti de la région d’Azov-mer Noire, bolchevik depuis 1914, Vitali Larine. Il avoue avoir appartenu depuis 1928 à une organisation de cosaques monarchistes qui voulaient assassiner Staline et quelques autres dirigeants, pendant l’automne 1937, au cours de leurs vacances à Sotchi. Cette même année, il tente de donner crédit à un complot socialiste-révolutionnaire de gauche, dont les protagonistes, exilés à Oufa en Bachkirie, sont accusés d’avoir constitué dès 1929 un centre terroriste pour abattre Staline. Afin de faire avouer Maiorov, le mari de Maria Spiridonova, la dirigeante historique des SR de gauche, le NKVD menace de déporter au Goulag son père, âgé de 80 ans et cul-de-jatte, et son fils de 18 ans. Maiorov craque. Maria Spiridonova refuse d’« avouer » : elle écope de 25 ans de camp et sera fusillée le 11 octobre 1941 à Orel.

Après le Parti et l’encadrement de l’armée, Staline s’attaque au dernier grand héritier de la période révolutionnaire : le Comintern, dont de nombreux dirigeants et militants de pays aux régimes fascistes se sont réfugiés à Moscou. Il envisage alors de monter deux grands procès publics. D’abord, un procès de dirigeants du Comintern, accusés d’avoir monté un réseau trotskyste impliquant, au fil des divers scénarios envisagés, ses dirigeants et ceux de nombreux partis communistes. Y seront cités le Bulgare Georgi Dimitrov, son propre secrétaire, chargé bien sûr de « diriger le Centre d’espionnage dans le Comintern », les Chinois Mao Tsé-toung, Chou En-lai, Liou Shao-chi, les Allemands Walter Ulbricht et Wilhelm Pieck, l’Italien Palmiro Togliatti, le Français Jacques Duclos, le Tchèque Antonin Zapotocky, l’Anglais Harry Pollitt, l’Espagnol José Diaz, le Suédois Sven Linderot, etc. Pour préparer l’opération, une résolution du Comité exécutif du Comintern exige, dès le 31 mai 1937, une épuration sévère dans les PC des pays capitalistes, afin d’y débusquer les « agents trotskystes », à savoir des militants « qui donnent à leur désaccord radical avec la politique du Parti et de l’Internationale communiste la forme de réserves de toute espèce à l’égard des positions tactiques du Parti[907] ». La préparation du procès commence réellement en juillet 1937, avec l’arrestation de Piatnitski. Staline invente aussi un réseau trotskyste dans la diplomatie, destiné à impliquer le commissaire aux Affaires étrangères, Litvinov, et les principaux plénipotentiaires soviétiques.

Staline renoncera finalement à ces deux projets. La construction d’un gigantesque complot international, englobant des dirigeants de dizaines de pays étrangers et des plénipotentiaires des quatre coins du monde, qu’il n’est pas sûr de pouvoir tous attirer à Moscou sans problème, est une tâche au-dessus des forces de Iejov et de ses services. Du coup, l’édifice monumental risque de s’effondrer. Staline fait néanmoins abattre Piatnitski et son adjoint Knorine et liquider plusieurs plénipotentiaires et les deux tiers du personnel des Affaires étrangères, sans procès. Échappent à la purge Litvinov lui-même, simplement démis de ses fonctions en juin 1939, et l’ambassadrice Alexandra Kollontai, par caprice du Guide, à moins qu’il n’ait décidé de la tenir en réserve pour une autre mise en scène.

Le faux complot avorté laisse de lourdes traces. Les arrestations massives et systématiques bafouent les intérêts élémentaires de l’État. Des services entiers sont démantelés et paralysés pendant des mois, et non des moindres. Ainsi le 3 janvier 1939, Litvinov, par une note, attire l’attention de Staline sur les trous béants de la représentation diplomatique de l’URSS. Alors que cette dernière n’est reconnue que par une trentaine de pays, les postes de plénipotentiaires sont vacants parfois depuis plus d’un an dans neuf capitales, parmi lesquelles Washington, Tokyo, Varsovie, Bucarest, Barcelone, Kovno, Copenhague, Budapest et Sofia. De simples chargés d’affaires y gèrent les affaires courantes. En cette veille de guerre mondiale, cette liste de postes vacants laisse rêveur[908]. Mais elle ne représente qu’un aspect de la destruction du corps diplomatique soviétique : la purge a liquidé 48 plénipotentiaires, 30 chefs de sections du commissariat aux Affaires étrangères, 28 consuls, 113 responsables de services du commissariat, pour 30 ambassades !

Si le procès du Comintern a capoté, Staline s’acharne en revanche sur le Parti communiste polonais. Le 11 novembre 1937, il déclare au Comintern : « Tous les trotskystes doivent être pourchassés, abattus, exterminés[909] », puis colle cette étiquette sur le dos des dirigeants polonais. En décembre 1937, il affirme : « La dissolution du PC polonais a deux ans de retard[910]. » Elle s’effectue par étapes : arrestation de ses membres réfugiés en URSS, invitation de ses cadres de Pologne à venir en URSS, rafle des communistes polonais à l’étranger (ils seront déportés ou fusillés), exécution de la quasi-totalité de sa direction, sauf de ses membres emprisonnés en Pologne, comme Gomulka. Cette entreprise se conjugue avec la déportation des Polonais vivant en URSS et la dissolution des deux régions autonomes polonaises, créées au début des années 1920. L’Internationale communiste de février 1938, dans un article intitulé « Les provocateurs à l’oeuvre », affirme que toute la direction du parti polonais est noyautée par « des agents trotskystes », manipulés par la police politique polonaise, qui « a fait tirer sur ses propres presses les livres de Trotsky et s’est efforcée de les distribuer gratuitement dans les prisons parmi les détenus[911] » ! Le 2 juillet 1938, la direction du PC polonais se soumet à la dissolution, consignée en août dans une résolution non publiée, signée par un tiers des membres du présidium du Comintern. La décision, quoique officieuse, est rendue publique. Tout Polonais qui s’affirme alors membre du PC sera désormais considéré et traité comme un provocateur. Le seul dirigeant en liberté qui refuse d’accepter la dissolution et fonde un parti communiste indépendant, Léon Lipski, sera pourchassé par le NKVD qui l’abattra en juillet 1943 comme agent de la Gestapo.

Un tel acharnement sur le Parti communiste polonais s’explique par une situation particulière que Lénine décrivait ainsi en octobre 1921 : « Une victoire du pouvoir des soviets en Pologne, de l’intérieur, serait une immense victoire internationale […]. Une Pologne soviétique fera éclater tout le système [du traité] de Versailles. Voilà pourquoi les communistes polonais assument une responsabilité mondiale[912]. » Staline le comprend fort bien. De plus, tout accord avec Hitler suppose la mort d’une Pologne qui gêne les deux dictateurs et que le PC polonais pourrait difficilement soutenir. Sa destruction est un nouveau signe adressé à Hitler.

Les 11, 14, 18 et 20 janvier 1938, l’assemblée plénière (!) d’un Comité central croupion se réunit : il ne reste plus, pour y participer, que 28 des 71 membres élus au congrès de janvier 1934 ; la moitié d’entre eux appartiennent au Bureau politique. Le simple membre du Comité central se fait rare. La purge ravage pourtant encore cette mini-assemblée. Le rapport introductif de Malenkov, jeune poulain de Staline, est fait pour rassurer. Il stigmatise les erreurs commises lors de l’exclusion de tels ou tels communistes et la frilosité bureaucratique qui a caractérisé le traitement des pourvois en appel des exclus. En 1937, dit-il, plus de 100 000 communistes ont été exclus, dont 76 000 dans les six derniers mois ; or, une bonne partie de ces exclusions étaient infondées et, dans de nombreuses régions, la commission de Contrôle a réintégré la moitié ou plus des exclus. Des calomniateurs de communistes honnêtes ont été arrêtés. Bref, le vent de la détente semble souffler. Pourtant, plusieurs orateurs vedettes de cette réunion vont être eux-mêmes liquidés sous peu : Kossarev, Tchoubar, bien que promu vice-président du Conseil des commissaires du peuple, Kossior, Premier secrétaire du PC ukrainien, et Eikhe, nommé deux mois plus tôt commissaire à l’Agriculture. Il présente pourtant, selon Staline, qui fait prolonger son temps de parole, « un très bon rapport » sur le « sabotage à la campagne[913] ».

À cette réunion, Staline concentre tous ses feux sur l’ancien homme fort de l’Ukraine, Pavel Postychev, dont il prépare la chute depuis un an. Envoyé en Ukraine en 1933, Postychev y a fait régner la trique et la terreur, et instauré son culte personnel. Avec l’aide de sa femme, chargée de mettre au pas les milieux intellectuels, il a organisé la chasse aux « nationalistes » ukrainiens, aux déviationnistes de toute sorte, et aux calomniateurs qui osaient évoquer la famine de l’hiver 1932-1933. En février 1937, Staline le démet de ses fonctions de Premier secrétaire de la région et de la ville de Kiev, puis de Premier secrétaire du Comité central d’Ukraine, et le nomme simple premier secrétaire de la ville et de la région de Kouibychev. Les raisons de sa disgrâce sont obscures. La personnalisation du pouvoir n’est qu’un prétexte. En août 1937, Andreiev, envoyé par Staline contrôler l’activité de Postychev, lui reproche de ne pas « mener la bataille contre les ennemis » et exige de lui qu’il « mobilise les structures du Parti pour démasquer les ennemis[914] ».

Postychev tombe dans le piège tendu par son ancien protecteur et épure sauvagement l’appareil du Parti. Il chasse en une seule séance 34 députés du soviet de la ville de Kouibychev, exclut 17 des 41 membres du comité de ville élu une semaine plus tôt sous sa direction, dissout, sans en référer au Bureau politique, 34 comités de districts considérés comme autant de nids d’ennemis du peuple. Sa fureur épuratrice sème une pagaille indescriptible, que souligne Malenkov : « Personne au comité de région ne savait exactement combien de comités de districts avaient été dissous : d’abord ils ont dit 13, puis 20, quand on leur a dit qu’il y en avait 30, ils se sont étonnés. Et maintenant on sait qu’il y en avait 34[915]. » Le 29 novembre 1937, Postychev demande à Staline l’autorisation d’arrêter le chef du NKVD de la ville de Penza, coupable d’avoir déclaré : « Nous excluons beaucoup de monde du Parti, les communistes tombent comme des mouches. Le camarade Staline n’écrirait-il pas un second article sur le vertige du Comité central ? » Staline fait d’une pierre deux coups. Il renvoie le message annoté « Pour l’arrestation. Staline[916] ». Mais en même temps le sort de Postychev, qui dresse ainsi le NKVD contre le Comité central et son chef, est scellé.

L’avant-veille de la réunion du Comité central, Staline fait dénoncer par le Bureau politique la dissolution des districts de la région de Kouibychev comme « politiquement nocive » et « provocatrice » ; il démet Postychev, sanctionné par un blâme sévère. Accusé en août de libéralisme, Postychev se voit maintenant dénoncer pour excès de zèle. Il ne comprend pas : « Parmi les dirigeants […], il ne s’est pratiquement pas trouvé un honnête homme. Qu’est-ce qui vous étonne[917] ? » C’est ce qu’il avait compris des précédents comités centraux : tous des traîtres ! Erreur : il en fait trop et persécute les honnêtes gens ! Staline l’accuse de provocation : « C’est fusiller l’organisation dans le dos. Pour eux-mêmes ils sont tendres et ils fusillent les organisations du district… C’est soulever les masses du Parti contre le Comité central[918]. » Un jeune loup, Ignatov, lancé à ses basques, se moque de son zèle à découvrir des croix gammées imaginaires sur les couvertures de cahiers d’écoliers ou sur les boîtes de bonbons. Postychev demande pardon. Staline le chasse du Bureau politique, mais le laisse au Comité central. Ce n’est qu’un jeu pour le tenir en haleine. Trois semaines plus tard, il l’accuse d’avoir dif fusé « des directives provocatrices de sabotage » et manifesté « un soutien et une confiance exceptionnels dans les ennemis du peuple[919] ». Postychev est, par consultation écrite, exclu du Comité central, ainsi réduit à 27 membres, et arrêté le 22 février. Il languira un an en prison avant d’être fusillé.

Sa disgrâce enchante les Ukrainiens. À l’époque khrouchtchévienne, on essaiera de transformer ce satrape en opposant. Ainsi sa biographie, publiée en 1965, invente une dernière conversation au cours de laquelle Postychev aurait apostrophé Staline : « Pourquoi arrête-t-on des communistes, des gens honnêtes qui n’ont pas épargné leur vie dans la clandestinité, pendant les jours d’Octobre, sur les fronts de la guerre civile, qui ont consacré leurs forces et leurs talents aux grands chantiers des plans quinquennaux[920] ? » Ces mêmes communistes que Postychev a emprisonnés par milliers.

Le troisième et dernier procès de Moscou, en mars 1938, contre le « bloc des trotskystes et des droitiers », parachève la purge du Parti. Staline élargit le spectre des victimes aux boukhariniens et à de fidèles mais vieux staliniens (les commissaires du peuple Rosengoltz, Tchernov et Grinko, les dirigeants ouzbeks Khodjaev, Ikramov, l’ancien chef du NKVD Iagoda, etc.). Aux crimes classiques (assassinat de Kirov, attentats, sabotage, espionnage, rétablissement du capitalisme), il ajoute deux nouveaux forfaits : la provocation à la guerre contre l’Union soviétique et son démembrement au profit des pays voisins. Vychinski accuse les docteurs Levine, Kazakov et Pletnev d’avoir empoisonné Kouibychev, Menjinski et Gorki. La panoplie des crimes et des criminels est désormais complète. Pour obtenir les aveux soumis, selon la coutume, à Staline, les enquêteurs utilisent tous les moyens. La doctoresse en chef de la prison de Lefortovo, Rosenblum, doit remettre sur pied Krestinski dont le dos n’est plus qu’une plaie sanguinolente. Pletnev se plaint, dans une supplique à Vorochilov, qu’on ait menacé de l’étrangler ; Iejov promet à Rykov, Boukharine et quelques autres qu’ils ne seront pas fusillés s’ils avouent. Vychinski qualifie Boukharine, accusé de complot contre Lénine en 1918, de « croisement monstrueux de porc et de renard[921] ». Le tribunal condamne à mort 18 des 21 accusés dont Boukharine et Rykov.

Quatre jours après l’exécution, Staline organise au Kremlin une grandiose réception en l’honneur des rescapés de la première station soviétique polaire dérivante dirigée par Papanine. La vodka et le champagne coulent à flots, les assiettes sont chargées de caviar. Kossarev et sa femme, roses de plaisir, ont été invités. Au milieu du festin, Molotov prononce des toasts en l’honneur des principaux invités, qui doivent se lever à leur tour, s’approcher de Staline et trinquer avec lui. Il lève ainsi son verre en l’honneur de Boudionny, d’autant plus ému que, depuis quelques jours, le bruit de son arrestation courait dans les rues de Moscou. Il se croit sauvé, il l’est d’ailleurs. La femme de Kossarev a la même impression, illusoire, cette fois, quand Molotov prononce un toast en l’honneur de « notre talentueux et très prometteur Secrétaire des Jeunesses communistes ». Alexandre Kossarev s’approche de Staline, ils trinquent, Staline le prend dans ses bras et l’embrasse sur les deux joues. Kossarev revient à sa place sous les applaudissements de l’assistance, et, blême, invite sa femme à rentrer chez eux, dans la fameuse Maison du gouvernement. Des centaines de dignitaires occupent, dans cette lourde bâtisse grise aux 5 appartements confortables que l’écrivain Iouri Trifonov décrira sous le nom de la Maison sur le Quai, les appartements de précédentes victimes de la répression avant d’occuper leur cellule de la Loubianka, Boutyrka ou Lefortovo. Kossarev raconte à sa femme la raison de son désarroi ; lorsque Staline l’a embrassé, il lui a chuchoté à l’oreille : « Si tu me trahis, je te tue[922] ! »

Son sort est effectivement scellé, mais Staline parachève d’abord la liquidation des militaires. Blücher, qui commande en Extrême-Orient, où la tension croît chaque jour avec les Japonais, sent autour de lui se redresser des intrigues. Convoqué au Conseil militaire principal le 21 mai, et s’en plaignant à Staline à la fin de la réunion, ce dernier lui répond avec bonhomie : « Malheureusement les gens sont sujets à des faiblesses et entre autres à l’envie. Partez en congé, camarade Blücher. Reposez-vous bien, et ne faites pas attention à la médisance. Tout ira bien[923]. » Blücher obéit, retourne à son poste. À la mi-juillet, les incidents de frontière aux alentours du lac Hassan se multiplient avec les Japonais. Le chef du NKVD pour l’Extrême-Orient, Liouchkov, sentant le vent tourner, s’enfuit alors au Japon. Staline envoie à Blücher un commando composé de Frinovski, l’adjoint de Iejov, commandant des troupes de gardes-frontières et vice-commissaire à l’Intérieur, et de Mekhlis, l’épurateur de militaires. L’un et l’autre dressent un acte d’accusation contre Blücher qui, le 1er août, s’entend suspecter par Staline au téléphone : « Dites honnêtement, camarade Blücher, si vous avez envie réellement de vous battre avec les Japonais. Si vous n’avez pas ce désir, dites-le franchement, comme il convient à un communiste[924]. » Les 6 et 7 août, une bataille rangée s’engage, dont l’Armée rouge sort victorieuse. À cette occasion, Mekhlis lance, sans grand succès, le slogan que les instructeurs politiques crieront pendant la Seconde Guerre mondiale : « Pour Staline, pour la Patrie ». Vorochilov relève Blücher de son commandement et envoie sa famille se reposer à Sotchi, où le maréchal est arrêté, le 22 octobre, avec son frère et sa femme. Les enquêteurs du NKVD le rouent de coups, lui arrachent un œil, et le maréchal, qui refuse de dénoncer qui que ce soit et de rien avouer, meurt au cours d’un interrogatoire le 9 novembre.

Pour parachever ce vaste nettoyage, Staline s’attache enfin à disqualifier ses principaux collaborateurs, réduits au rang de subordonnés dociles, privés d’autonomie de réflexion et de décision. L’année 1937 est ainsi marquée par une série de rappels à l’ordre internes visant Molotov, que vient couronner une humiliation publique au XVIIIe congrès du Parti en mars 1939. Molotov y présente son rapport de président du Conseil sur le prochain plan quinquennal. Dès le lendemain, Staline fait condamner ce rapport de routine par le Bureau politique, mécontent que Molotov ait omis d’évoquer le bilan de la discussion préalable au rapport et d’analyser des amendements essentiels et des compléments apportés aux thèses. Bref, gommant le travail collectif effectué, Molotov s’est approprié les amendements des autres. Le Bureau politique (en réalité Staline, seul en état d’imposer cette exigence au chef du gouvernement) lui demande de « corriger cette situation[925] », ce qu’il fait le surlendemain. Ces rebuffades humiliantes se concluront en 1939 par la mise en cause brutale de son épouse, Paulina Jemtchoujina, commissaire à la Pêche.

Avec Kaganovitch, Staline se montre plus brutal. Lors d’un Bureau politique qui suit le procès des chefs militaires, en juin 1937, il l’interroge sur ses rapports amicaux avec Iona Iakir, juif comme lui, chef de la région militaire de Kiev, à l’époque où Kaganovitch était Premier secrétaire du PC ukrainien. Certains des militaires condamnés à mort l’ont, dit-il, dénoncé comme membre de leur « organisation contre-révolutionnaire[926] » ; l’enquêteur n’a pu extorquer ces « aveux », par Iejov interposé, que sur ordre de Staline, seul apte à compromettre son ancien second.

Dans le droit fil de cette politique, il manifeste un mépris croissant pour les instances dirigeantes. C’est ainsi qu’en 1937 il nomme Malenkov à la tête de la section du Comité central chargée de superviser les organismes dirigeants du Parti, alors que Malenkov n’est pas membre du Comité central et ne l’est toujours pas, en janvier 1938, quand il y présente le rapport sur le point essentiel de son ordre du jour. Il est donc clair que cet organisme n’est plus rien. Membre suppléant du Bureau politique à partir de mars 1939, Khrouchtchev ne reçoit même pas tous les documents émanant de cette instance suprême. Staline envoie à chacun de ses membres ce que bon lui semble.

Il élimine la plupart de ses anciens compagnons. En 1937 et 1938, il fait exclure et fusiller 5 membres du Bureau politique (dont 3 dirigeants du Parti communiste ukrainien) : Pavel Postychev, Jan Roudzoutak, Robert Eikhe, Stanislas Kossior, Vlas Tchoubar, dont quatre à la veille même du XVIIIe congrès du Parti, ainsi mis en garde. Le moindre prétexte justifie l’élimination : Eikhe ? Il a reçu Boukharine et sa femme lors de leur voyage dans l’Altaï durant l’été 1935. Il a donc fait bloc avec lui. Roudzoutak ? Molotov évoque sa faute en termes désinvoltes : il n’appartenait sans doute pas au « complot trotsko-zinoviéviste, mais à la fin de sa vie, quand il était mon adjoint, j’avais l’impression qu’il se la coulait douce… Il avait une petite propension au repos […]. Il aimait la vie petite-bourgeoise : rester assis à table, manger un morceau avec des amis, être en compagnie[927] ». Vlas Tchoubar ? Il votait tout, appliquait tout, mais semblait manquer de conviction. Kossior ? Il était trop mou. Et puis son frère cadet, Benjamin, était un trotskyste convaincu que Staline a fait fusiller. Staline épure une vieille garde qui l’a aidé aux diverses étapes de son ascension, ne lui doit pas tout, et donc entrave son indépendance. Il rompt ce lien en liquidant ces hommes et 70 % des membres du Comité central de janvier 1934 ; ce faisant, il promeut une nouvelle génération qui, elle, lui doit tout et à qui il ne doit rien.

Ce massacre du passé n’épargne pas ses proches. Il décime la famille de sa première femme : le NKVD arrête le frère de Catherine Svanidzé, Alexandre, et sa femme, Maria, en 1939. Lui est fusillé le 20 août 1941. Elle est d’abord condamnée à 8 ans de camp, « pour avoir eu des conversations antisoviétiques, condamné la politique punitive du pouvoir soviétique et exprimé des intentions terroristes à l’encontre de l’un des dirigeants du parti communiste et du gouvernement soviétique[928] » (périphrase désignant en fait Staline) ; puis, le 3 mars 1942, en pleine guerre, la Conférence spéciale du NKVD la condamne à mort, sur ordre de Staline, seul capable d’une telle décision pour un membre de sa famille. Elle est même immédiatement exécutée et, ce même jour, Staline fait fusiller la sœur d’Alexandre Svanidzé, prénommée elle aussi Maria. Les Svanidzé, membres du cercle de famille, s’étaient permis quelques critiques. Or, pour Staline, les parents n’existent pas plus que les amis.

Il n’apparaît pas publiquement comme le maître d’œuvre de cette politique. Cadres et dirigeants du Parti ont systématiquement recours à lui en cas d’arrestation, alors qu’elle a été décidée ou sanctionnée par lui. Mais, au bout d’un certain temps, même les fidèles s’interrogent. Le Journal d’Alexandre Soloviev permet de suivre, à cette époque, la lente et douloureuse prise de conscience d’un stalinien convaincu. En juin 1937, aux obsèques de Maria Oulianova, décédée à l’âge de 59 ans, il s’étonne de cette mort prématurée auprès de Kroupskaia. Elle lui répond dans un soupir accablé : « Elle ne pouvait pas supporter les conditions pesantes créées autour de nous. » Et elle dénonce « la situation absolument anormale qui empoisonne notre existence[929] ». En sortant du cimetière, Soloviev tombe sur Krylenko, le procureur de l’URSS, récemment limogé. Rendu amer par la disgrâce des « léninistes dans son genre », Krylenko balbutie : « Maintenant les Iejov et les Vychinski, des parvenus sans conscience, sont à la mode. » Puis il explique la purge par les intrigues ou les carences de Iejov et de son clan, qui, par leur myopie et leur niaiserie, « se laissent aisément prendre par la désinformation et les provocations des services de renseignements étrangers, qui veulent anéantir nos cadres et affaiblir nos succès. Ils croient aux dénonciations, ils gonflent les affaires […] désinforment et induisent en erreur la direction du Parti et du gouvernement[930] ». C’est une nouvelle version de la théorie stalinienne du complot, où les comploteurs étrangers, au lieu d’utiliser contre Staline la perfidie des trotskystes, se servent de la bêtise de Iejov.

Un an plus tard, en janvier 1939, Soloviev rencontre la vieille militante et académicienne Pankratova ; il lui demande si elle pense vraiment que tous les condamnés soient des ennemis du peuple. Elle lui répond nettement : « Personne n’y croit » et qualifie de « stupidité invraisemblable » l’accusation portée contre eux de vouloir restaurer le capitalisme, démembrer la Russie, la vendre aux capitalistes et rétablir la propriété privée. « Ils n’ont ni domaines, ni usines, ni hauts rangs, ni propriété privée. Quel sens aurait pour eux la contre-révolution et le retour du capitalisme ? […]. Tout cela n’est qu’une invention[931]. » Soloviev en reste pantois.

La bacchanale de la Terreur, mêlée de règlements de comptes et de pillages, désorganise la production, les transports, le ravitaillement, et suscite dans la population, accablée de déclarations officielles amphigouriques, un mécontentement qui ne peut guère s’exprimer que par des rumeurs et des bruits. Le Journal de Vernadski en donne un écho fidèle. Vernadski a été l’un des fondateurs du parti Cadets, membre de son comité central de 1903 à 1918, et a fondé et dirigé l’Institut du radium à Leningrad en 1921. Revenu en URSS après quatre ans de mission à l’étranger, il a abandonné toute activité politique. En janvier 1938, il croit déceler des tiraillements au sommet entre des centres de pouvoir différents : « Il y a deux, plus vraisemblablement quatre, "instances suprêmes" qui ne s’entendent pas. 1o Staline ; 2o Le Comité central du Parti ; 3o Le gouvernement de Molotov […] ; 4o Iejov et le NKVD. Jusqu’à quel point Staline les unifie-t-il ? » Le 17 janvier il se demande néanmoins sans répondre : « Iejov et Staline, n’est-ce pas la même chose[932] ? »

Son Journal donne aussi une image très précise des difficultés de la vie quotidienne et des réactions qu’elles suscitent dans la population. Le 14 février, il note : « Il n’y a rien en vente, ni aliments, ni objets […]. Pour acheter du beurre dans un magasin diététique, il faut une ordonnance du médecin. » Six jours plus tard : « On entend de plus en plus parler du sabotage de Iejov. » Le 26 février : « Le mécontentement et la perplexité sont sérieux. » Malgré la crainte et la méfiance qu’elle répand, la Terreur n’empêche pas ces sentiments de s’exprimer. Ainsi Vernadski écrit, le 24 mars : « Le mécontentement s’accumule, et on entend ses manifestations, malgré la peur. Avant cela n’existait pas. Je constate un profond changement de la psychologie des "gens"[933]. » Le 25 avril 1938 : « Moscou manque de ravitaillement. Rupture de livraison de beurre, de poisson, de gruau. La qualité du pain noir se dégrade. Le hareng a disparu […]. Tout le monde parle de plus en plus de la maladie ou du sabotage des dirigeants du NKVD[934]. » Le mécontentement, général, vise la police politique, accusée de saboter une gestion plus ou moins bonne, et non Staline, protégé par la rareté de ses interventions publiques. Le chef du gouvernement, d’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est Molotov.

Ce mécontentement revêt pour l’essentiel une forme passive (retard ou absences au travail, grève « à à l’italienne », consistant à être à son poste de travail sans rien faire, etc.). Cela amène le gouvernement à promulguer le 28 décembre 1938 un décret sur la discipline au travail, qui invite toutes les organisations de l’État à mettre en place un régime sévère de sanctions contre tous ces « abus ». Sergo Beria prétend : « Quand mon père fut promu en juillet 1938 le pays menaçait d’exploser […] ; des régions entières étaient proches du soulèvement […] à l’intérieur tout se désintégrait[935]. » Le propos est exagéré, mais le mécontentement populaire bien réel. C’est pourquoi le NKVD traque impitoyablement les petits groupes d’opposants qui se forment ici et là. Ainsi, le 27 avril 1938, le NKVD arrête le jeune physicien Lev Davidovitch Landau, futur Prix Nobel, accusé d’avoir constitué depuis 1935 un parti ouvrier antifasciste à l’Institut technique de physique d’Ukraine. Le tract, très violent, qui lui est imputé est sans doute authentique. Il dénonce en effet la « trahison » de la révolution d’Octobre par « le dictateur fasciste et sa clique [qui] a effectué un coup d’État fasciste. Le pays est noyé sous des flots de sang et de boue. Des millions d’innocents sont en prison […]. L’économie se désintègre. La famine s’annonce […]. Dans sa haine furieuse du socialisme, Staline a égalé Hitler et Mussolini. En détruisant le pays pour conserver son pouvoir, Staline le transforme en une proie facile pour le fascisme allemand enragé ». Et il propose « d’engager une lutte décisive contre le fascisme stalinien et hitlérien, une lutte pour le socialisme[936] ».

La Terreur répond au mécontentement latent. Elle vise à l’empêcher de s’exprimer et de se muer en opposition, en interdisant toute manifestation collective et en intimidant l’appareil du Parti qui, ici ou là, traîne les pieds. Le 19 avril 1937, par exemple, Soloviev note dans son Journal sa conversation avec Nossov, le secrétaire du Parti d’Ivanovo, la ville du textile, à 250 kilomètres de Moscou. Nossov vitupère « les tracasseries qui viennent du centre ». Il rechigne à en exécuter les ordres, notamment à valider l’arrestation de tous les anciens trotskystes, qu’il considère comme de bons travailleurs. Nossov, accusé de les protéger, doute de l’existence de tous ces ennemis après vingt ans de pouvoir soviétique. Et il s’interroge : « Parfois des doutes s’insinuent en moi. Mais je ne peux pas ne pas croire en la direction du Parti, en Staline. Ce serait un blasphème de ne pas croire dans le Parti[937]. »

Staline veut éliminer les Nossov réels et potentiels, nombreux parmi les cadres du Parti. C’est le prolongement naturel de l’épuration engagée depuis 1934 contre les « vieux cadres léninistes » indisciplinés et gênants. Mais cela répond aussi à un double souci social, assez contradictoire : d’un côté Staline ouvre la voie à la nouvelle couche bureaucratique montante, de l’autre il veut la tenir en laisse, laisser planer sur elle le doute et la menace, lui refuser une stabilité qui pourrait menacer sa domination politique personnelle absolue. Il lui garantit son ascension sociale tout en lui interdisant de la transformer en pouvoir politique. Le menchevik Fiodor Dan l’avait pressenti au lendemain du troisième procès de Moscou. Il prophétisait : « Staline sera réellement éloigné du pouvoir […] par les jeunes staliniens, par tous ces cadres nouveaux dont il s’est servi pour écraser les vieux bolcheviks[938]. » Staline a prévenu ce danger en verrouillant l’appareil, en dressant les héritiers potentiels les uns contre les autres, en accumulant les dossiers compromettants sur chacun et en faisant planer sur eux l’incertitude permanente du lendemain. Il est à la fois le père nourricier de la bureaucratie et son Moloch. Son culte rappelle l’adoration vouée dans certaines religions aux divinités cruelles et aux rites sanglants par lesquels elle s’exprime.

Staline ne fait pas de détail, sauf quand l’accusé peut lui être utile. Il jette au panier les centaines de lettres de membres et cadres du Parti qui répètent à l’envi : « Ma conscience est pure devant le Parti » (ou « devant Staline »). Ces protestations rituelles ne suscitent en lui que haussement d’épaules ou ricanement amusé. Mais qu’un « ennemi du peuple » lui démontre son utilité, il le libère. Ainsi, en 1938, le physicien Kapitsa lui demande la libération de son jeune et très talentueux collègue, Lev Landau. Staline accepte. Le constructeur d’avions Korolev, arrêté par deux fois et deux fois libéré, fait la même expérience : le 27 septembre 1938, le Collège militaire de la Cour suprême le condamne à dix ans de camp « pour participation à une organisation trotskyste terroriste contre-révolutionnaire de sabotage et de diversion » et l’envoie à Kolyma. Le 15 octobre, Korolev écrit au procureur général de l’URSS. Il peut, écrit-il, créer une arme puissante (des avions-fusées hyperrapides de haut vol) et demande à Staline de lui permettre de reprendre son travail sur ces avions-fusées pour renforcer la défense de l’URSS. La lettre arrive sur le bureau de Staline quelques mois après l’accord de Munich, le 13 juin 1939, soit six mois après avoir été envoyée, car la bureaucratie est lente et routinière, et la Cour suprême annule la condamnation de Korolev, qui est ramené d’urgence à Moscou…

Ce pragmatisme se conjugue avec une défiance universelle. Au cours de la Grande Terreur, Staline s’assure de son pouvoir de pression sur presque tous ses collaborateurs par deux moyens convergents : après une mise en condition préalable, harcèlement de la victime choisie ou comédie destinée à l’endormir (décoration, nomination à un poste important ; honneur démonstratif), la victime est paralysée selon deux scénarios. Sur son ordre, les enquêteurs du NKVD arrachent à de nombreux accusés pour complot terroriste et espionnage des dépositions mettant en cause des dignitaires du régime jusques et y compris les membres du Bureau politique : Andreiev, Jdanov, Kaganovitch, Molotov, chacun a son dossier que Staline garde au chaud. Staline fait arrêter presque tous les adjoints et collaborateurs des membres du Bureau politique, dont le premier secrétaire de Molotov, auquel le NKVD tente d’extorquer des dépositions contre son patron ; refusant de parler, il se jettera dans la cage d’ascenseur de la Loubianka.

Le second scénario, plus brutal, peut se conjuguer au premier : Staline frappe un membre de la famille proche, frère ou femme d’un dirigeant. De hauts dignitaires, dont la famille proche est en prison ou au Goulag, ne peuvent avoir de poids réel. En août 1937, pendant que Boudionny est en tournée d’inspection, le NKVD arrête sa seconde femme, Olga Mikhailova, pulpeuse chanteuse qui s’est produite parfois à l’ambassade italienne. Elle passera dix-huit ans au Goulag. Des signes nombreux confirment à Staline que, dans son entourage même, il est à la fois craint, détesté, voire méprisé. Début octobre 1938, la femme de Kalinine reçoit sa vieille amie Valentina Ostrooumova. Elle hait Staline, ce « véritable tyran, ce sadique qui a anéanti la vieille garde léniniste et des millions d’innocents[939] ». Elle le dit à Catherine Kalinina. Cette dernière, une ancienne ouvrière du textile, estonienne d’origine, n’aime pas non plus Staline et n’apprécie pas les mœurs de la bureaucratie dirigeante. Pas plus que la vie sinistre du Kremlin, qu’elle quitte parfois pour partir dans l’Altaï ; de 1931 à 1934, elle y passe trois ans à travailler dans une centrale hydro-électrique en construction, puis dans un kolkhoze où elle s’occupe des cochons et des légumes. Son appartement est-il sur écoute ou des oreilles indiscrètes ont-elles entendu leur conversation ? Toujours est-il qu’Ostrooumova est arrêtée le 17 octobre et Catherine Kalinina une semaine après. Elle refusera d’« avouer ». Ostrooumova sera fusillée, Kalinina condamnée à quinze ans de camp. Peu après ces éliminations, un universitaire demande au chef nominal de l’État de faire libérer sa femme du camp. Kalinine lui répond : « Mais, mon cher, je suis exactement dans la même situation. Je n’ai rien pu faire pour ma propre femme, il m’est impossible d’aider la vôtre[940]. »

La terreur permanente démoralise et affaiblit l’entourage de Staline, disloque l’appareil et désorganise complètement le pays, alors que chacun sent la guerre venir. Staline doit donc la réguler. À cette fin, il prépare l’élimination de Iejov. En mars 1938, Vychinski, son pion docile, interroge sèchement Iejov par lettre sur « les mauvaises conditions de détention des détenus des camps de travail de la région d’Extrême-Orient », le Bamlag et le Dalstroï, et sur l’épidémie de typhus qui les ravage.

Début mai Cholokhov, dont le flair politique nourrit peut-être le courage, réel, accuse, dans une lettre à Staline, les dirigeants du NKVD de Rostov d’avoir jeté en prison des centaines d’innocents, de torturer les accusés pour leur faire avouer des crimes imaginaires et de préparer un dossier contre lui. Il exige la libération des innocents emprisonnés et des poursuites contre ces responsables du NKVD de Rostov. Il monte à Moscou, dépose sa lettre à Staline au bureau du Comité central, s’installe à l’hôtel, et attend. Une commission d’enquête, dirigée par Chkiriatov, justifie l’activité des agents de Iejov et rejette ses accusations. Une semaine passe. Un soir où Cholokhov s’enivre avec son ami, l’écrivain Alexandre Fadeiev, Poskrebychev le convoque en urgence au Kremlin, le dessoûle en le jetant sous une douche et le pousse dans une grande pièce, où Cholokhov aperçoit des généraux, Iejov, deux membres de son bureau territorial, et, derrière la barre horizontale de la table en T, tout le Bureau politique moins le Secrétaire général. « Où est le moustachu ? » se demande Cholokhov. Il l’entend, se retourne et l’aperçoit derrière lui, arpentant la pièce d’un pas lourd, étouffé par le tapis, sa pipe dans la main. Un général affirme avoir découvert un complot de cosaques du Don désireux de constituer une République cosaque autonome présidée par Cholokhov. Soudain Staline profère à voix basse : « Il paraît que vous buvez beaucoup, camarade Cholokhov. » « Avec cette vie, il ne reste qu’à se soûler, camarade Staline », répond l’écrivain. Staline s’assied, renvoie Cholokhov, rejette le complot cosaque ficelé par Iejov et décide : « Il faut créer de bonnes conditions de travail au grand écrivain russe Cholokhov[941]. » Ce désaveu de Iejov est destiné à être connu.

En juillet, Staline flanque Iejov de Beria qui devient son adjoint. Iejov, jouant les libéraux, propose au présidium du Soviet suprême, le 25 août 1938, de libérer avant terme les détenus qui se sont distingués dans la construction de la route Karymskaia-Khabarovsk. Staline refuse cette libération, dont il reconnaît la nécessité mais qu’il juge néfaste économiquement, et ruineuse pour le travail des camps. Une fois libérés, ces gens, de retour chez eux, « vont encore s’aboucher avec des bandits […] alors qu’au camp il est difficile de se gâter ». Il propose de leur accorder décorations et primes, d’annuler leur peine et de les contraindre à rester sur place en faisant venir leur famille et en les maintenant au camp comme travailleurs libres. Il conclut avec un cynisme satisfait : « On disait déjà : chez nous il y a l’emprunt volontaire-obligatoire, là il y aurait le séjour volontaire-obligatoire[942]. »

Staline parachève alors la liquidation de la direction des Jeunesses communistes. Il utilise une lettre d’une dénonciatrice maniaque, Michakova : adressée en octobre 1937 au congrès de Tchouvachie, elle n’y a vu que des ennemis du peuple… et un chef du NKVD complice. Kossarev met cette dénonciatrice passionnée sur la touche ; elle demande à Staline de vérifier pourquoi ses « signaux » n’ont débouché sur aucune mesure et qui a fait en sorte que, un an après, les ennemis du peuple de Tchouvachie ne soient toujours pas démasqués. Le NKVD arrête aussitôt les dirigeants du Parti, des Jeunesses et du NKVD de Tchouvachie. Staline convoque un comité central des Jeunesses communistes du 19 au 23 novembre 1938. Dès l’ouverture, ses exécuteurs, Andreiev et Chkiriatov, soutiennent Michakova qui accuse Kossarev de tromper le Comité central du Parti et de défendre des ennemis du peuple.

Staline débarque le dernier jour, flanqué de Molotov, Malenkov, Kaganovitch, Andreiev, Chkiriatov et Jdanov. Il s’est réservé la mise à mort à coups de petites phrases ironiques. Un délégué, éperdu, bafouille que Kossarev n’a pas dû comprendre ses erreurs. Staline le coupe, sarcastique : « Apparemment tout le monde comprend, sauf le comité central des Jeunesses. Vous avez compris, le précédent orateur a compris, Kossarev, lui, n’a pas compris. » L’orateur reprend : « Kossarev n’a pas compris les résolutions du IVe plénum. » Staline, perfide, suggère : « Peut-être les a-t-il comprises mais ne veut-il pas les appliquer ? » L’orateur marmonne son accord et insiste sur le grand nombre d’erreurs commises chez les Jeunesses. Staline, rectifie : « Peut-être s’agit-il d’un système et pas d’erreurs à proprement parler. » Le délégué bafouille que Kossarev a changé. Staline renchérit : « Leur tactique change. La situation a changé et la tactique a changé[943]. » Jdanov porte le coup final : Kossarev et les secrétaires du comité central des Jeunesses ont construit une organisation contre-révolutionnaire clandestine…

Staline a mobilisé toute sa garde rapprochée. Seul Iejov, qui pressent sa disgrâce imminente et s’enivre à tout va depuis plusieurs semaines, est absent. Staline fait exclure cinq secrétaires du comité central des Jeunesses, dont Kossarev, remplacé par un jeune loup, Mikhailov, nationaliste russe antisémite. 77 des 93 membres du Comité central sont arrêtés dans les jours suivants, dont 48 seront fusillés. Sur l’ensemble des membres élus au comité central des Jeunesses en 1936, 96 sur 128 sont arrêtés, proportion identique à celle du Comité central du Parti. Ces jeunes staliniens quadragénaires sont trop vieux : leur enfance plonge dans les années de la révolution et de la guerre civile. Le successeur de Kossarev, Mikhailov, tout juste né à la vie politique, est sûr.

Trois semaines plus tôt, le beau-frère de Staline, Pavel Alliluiev, qui avait donné à sa soeur Nadejda le revolver avec lequel elle s’était tuée, meurt dans d’étranges conditions : commissaire principal des unités blindées depuis plusieurs années, il passe le mois d’octobre en vacances à Sotchi, non loin de la villa de Staline, qui ne l’autorise pas à venir le voir. Il rend visite au maréchal Blücher, en villégiature dans la région et promis à une arrestation prochaine, puis rentre à Moscou le 1er novembre. Le lendemain soir, au téléphone, on annonce à sa mère la mort inexplicable et inexpliquée de cet homme de quarante-quatre ans, en bonne santé, six ans, presque jour pour jour, après le suicide de Nadejda Alliluieva.

Est-ce pour rompre avec les derniers souvenirs de famille que Staline déménage alors à l’intérieur du Kremlin ? Il s’y installe dans un appartement situé dans l’immeuble de l’ancien Sénat impérial, où Lénine a vécu et travaillé de mars 1918 à décembre 1922, avec des pièces attenantes pour les gardes et les réceptions, juste en dessous de son bureau. Mais, comme il part, chaque soir, dîner et dormir à Kountsevo, il n’occupe quasiment jamais cet appartement. Le déménagement n’a donc qu’une fonction symbolique : il témoigne de son ascension.

Staline couronne la gigantesque purge politique des années 1936-1938 par la publication du Précis d’histoire du parti bolchevik, destiné à remplacer tous les ouvrages et manuels antérieurs en fournissant, selon ses mots, « une direction unique » aux jeunes générations. Il paraît d’abord en feuilleton dans la Pravda, en septembre, puis en volume. Constamment réédité jusqu’à la mort de Staline en 1953, il connaîtra, en 67 langues, un tirage total de 43 millions d’exemplaires. Ce best-seller obligé est présenté sur la couverture comme « rédigé par une commission du Comité central du PC (b) de l’URSS et approuvé par le Comité central du PC (b) de l’URSS, 1938 », qui, bien que réduit à la portion congrue, n’a jamais été invité à l’adopter, puisqu’il n’en discuta que le 14 novembre 1938, soit deux mois après sa publication. La biographie officielle de 1948 affirme d’ailleurs : « En 1938 a paru le Précis d’histoire du PC (b) de l’URSS, rédigé par Staline. » La commission du Comité central a disparu. Il sera envoyé par palettes entières dans les démocraties populaires, mais également en Corée du Nord et en Chine. En 1953, l’attaché commercial soviétique à Pyongyang s’apercevra avec stupeur que les tomes du Précis en coréen remplacent le bambou traditionnel et servent à monter des murs, fragiles, mais durables, dans les cahutes que les habitants reconstruisent après les bombardements américains…

Staline a minutieusement relu et corrigé le projet, qui lui a été remis par une commission de trois membres travaillant sur ses instructions directes. L’un des trois, Knorine, a été, peu avant, arrêté comme ennemi du peuple et sera bientôt fusillé. Il en a défini l’orientation : aux côtés de Lénine, Staline est, dès sa fondation, le chef du parti bolchevik dont l’existence est marquée par une série de luttes internes pour éliminer successivement toutes les oppositions et déviations assimilées à des trahisons pures et simples, qui n’empêchent pas le Parti de mener les masses de succès en succès. Staline en définit aussi la périodisation, qui se conclut par « l’achèvement de l’édification de la société socialiste » (1934-1938). Boris Ponomarev dira plus tard que « le proclamé y est présenté comme réalisé ». Après avoir dénoncé une armée de saboteurs acharnés à entraver la réalisation des objectifs, le Précis présente en effet ces derniers comme réalisés. Chaque chapitre est suivi d’un résumé de vingt à trente lignes qui simplifie encore l’exposé schématique et peut être appris par cœur.

Staline craint pourtant que le contenu de ce manuel ne suscite discussions, débats et questions indiscrètes. Ainsi, fin septembre, il organise un séminaire à propos de sa diffusion. Il interrompt souvent les orateurs et demande à l’un d’eux si, dans les cercles de formation, « on discute de questions, on polémique […] s’il arrive que quelqu’un défende telle position et qu’un autre en défende une différente. » On appellerait cela une discussion. Eh oui, des participants posent des questions qui suscitent des discussions ! Staline s’inquiète alors : « On ne voit pas apparaître des trotskystes à cette occasion ? » Le trotskysme ici n’est que le synonyme d’interrogation ou d’esprit critique. Staline affirme donc son hostilité aux cercles de discussion autour de l’histoire du Parti. Ils étaient utiles quand les bolcheviks étaient dans l’opposition ; ils sont dépassés maintenant que ceux-ci détiennent le pouvoir et la presse. On y trouve « beaucoup de traits locaux, personnels, individuels ». Et l’individuel c’est la réflexion, donc la déviation. Il faut remplacer ces cercles, incontrôlables d’en haut, par « une formation unifiée à travers la presse », soumise à une censure vigilante. Le propagandiste comprend alors et conclut que l’élimination des cercles « permettra de faire régner l’ordre[944] ». Le débat, c’est le désordre. Staline acquiesce, enfin satisfait.

Le Précis est un catéchisme et doit être ânonné et rabâché comme tel. Il doit former la vision historique d’une nouvelle génération pour qui Octobre 1917 relève déjà du mythe. On peut juger de cette vision par l’intitulé d’un sous-chapitre consacré aux années 1930-1934 : « Les boukhariniens dégénèrent en politiciens à double face. Les trotskistes à double face dégénèrent en une bande de gardes blancs, assassins et espions[945] ». Staline fait adopter par le Comité central du 14 novembre 1938 une résolution sur la diffusion et l’utilisation du Précis, qui répond à la nécessité de fournir une « interprétation officielle […] des questions fondamentales de l’histoire du Parti communiste russe et du marxisme-léninisme. L’édition du Précis […] met fin à l’arbitraire et au désordre dans l’exposé de l’histoire du Parti, à l’abondance de points de vue divers et d’interprétations arbitraires […] qui avaient cours dans les manuels antérieurs d’histoire du Parti[946] », retirés de la circulation. Le Précis parachève ainsi une tentative de mainmise idéologique totalitaire sur la société.

L’ouvrage est la bible de la nouvelle aristocratie. Au Comité central de janvier 1938, Kaganovitch affirme que 100 000 nouveaux dirigeants ont été récemment promus. Cette nouvelle aristocratie embauche à bas prix comme femmes de ménage des paysannes qui ont fui la famine, la dékoulakisation, ou dont les maris ont été déportés. Le Précis s’adresse à ces nouveaux cadres auxquels la purge a ouvert la voie des sommets, mais aussi à toute la jeune génération qu’elle a brassée du haut en bas de la société, à l’image du petit paysan Mikhail Peskov. En 1937, Mikhail a quatorze ans ; son père, dénoncé comme koulak, se cache et mène une existence de vagabond. Sa mère travaille à l’écurie du kolkhoze pour un salaire de misère. Ce jeune pionnier est pourtant un enthousiaste du nouveau régime. Comme tous ses camarades il a salué, dit-il, l’écrasement des ennemis du peuple, les procès, la réalisation des plans quinquennaux en quatre ans, le mouvement stakhanoviste. Sa mère, elle, « considère Staline comme le principal responsable de tous les malheurs […] ; il liquide tous ceux qui le gênent ; il inspire la peur à tout le monde ; […] ils ont ruiné toute la campagne ». Mikhail tente d’avancer des objections avec passion contre ces « discours sacrilèges[947] », mais en vain. Il est mûr pour le Précis, et ses camarades avec lui.

Une nouvelle génération sans lien avec le passé révolutionnaire étant enfin promue, Staline prépare une pause. En octobre et novembre 1938, il limoge de nombreux cadres du NKVD. Le 5 novembre, l’intendant du Kremlin, Fiodor Rogov, major de la Sécurité d’État, tchékiste depuis juillet 1919, se suicide dans son bureau d’une balle dans la tête. En novembre, le Bureau politique supprime les troïkas, interdit les « opérations massives d’arrestations et de déportations ». La purge des Jeunesses, à la fin de novembre 1938, est la dernière phase de la « Iejovchtchina ». La terreur de masse ayant atteint son but, Staline veut inaugurer une ère de stabilité relative.

La régulation de la terreur s’impose à lui comme une nécessité. Bien que commandée et dirigée d’en haut, elle a obéi aussi à une mécanique interne peu maîtrisable, qui s’emballe et échappe au contrôle du sommet. Les services du NKVD se lancent dans une « émulation socialiste » d’un genre spécial : c’est à qui arrêtera le plus d’ennemis du peuple. Ainsi le NKVD de Kirghizie publie, en mars 1938, un rapport sur « Les résultats de l’émulation socialiste entre les troisième et quatrième sections de la Direction de la Sécurité d’État » pour février 1938. La quatrième a opéré 50 % d’arrestations de plus que la troisième, qui, en revanche, a transmis plus de dossiers à la « Justice », mais la quatrième a bouclé plus d’affaires ! Selon le chef de la Sécurité de Géorgie, Goglidzé, ce système avait été mis en place avant 1937, dans toute l’URSS, par Iejov, avec la sanction de Staline, qui se garda bien néanmoins d’apposer sa signature au bas d’une directive en ce sens. Il doit désormais mettre un frein à cette frénésie policière débridée.

Mais les insuccès de la politique extérieure ne peuvent le pousser qu’à desserrer, non à relâcher, l’étreinte. Le 30 septembre 1938, Chamberlain et Daladier se réunissent à Munich, avec Mussolini et Hitler, en l’absence de représentant de l’URSS. Les homélies sur la paix, dont Chamberlain est un spécialiste, dissimulent mal un but politique que Staline devine sans peine. Peu avant, un collaborateur de Chamberlain, Horace Wilson, grand ennemi de « l’anarchie et de la barbarie » bolcheviques, a proposé aux Allemands un partage commercial des Balkans : 80 pour cent pour eux et 20 modestes pour cent pour la Grande-Bretagne. Chamberlain a une obsession : faire barrage au bolchevisme. Daladier recevant le chargé d’affaires allemand, le 7 septembre, lui déclare dans le même sens qu’une guerre ne profiterait qu’au bolchevisme. Or, en octobre 1938, rien ne garantit à la Werhmacht un succès rapide, face à une armée tchécoslovaque entraînée, bien équipée, regroupée derrière des défenses solides de 10 000 ouvrages légers et 250 forts, armée de chars modernes et disposant, en dehors du territoire des Sudètes, d’un appui réel dans la population. Le pacifisme affiché de Chamberlain n’est que la forme publique et pudique de son rêve de diriger vers l’Union soviétique la Wehrmacht qu’un choc incertain avec l’armée tchécoslovaque affaiblirait. Mieux vaut, au nom de la paix, sacrifier la Tchécoslovaquie démocratique aux appétits de Hitler, dans le dos de l’URSS. L’accord est signé le 30. Dès que l’annonce en parvient à Moscou, Staline réunit dans la salle à manger de son appartement, située juste en dessous de son bureau du Kremlin, les membres du Bureau politique avec Litvinov. Attablés de dix-huit heures à minuit, les oligarques évoquent l’effondrement de la politique de sécurité collective avec les démocraties menée depuis quatre ans. Staline, inquiet, la poursuit encore quelques mois en tournant de plus en plus ses regards vers Berlin.

Quel est le bilan provisoire de la Terreur ? Molotov explique, quarante ans plus tard : « Nous devions passer par une période de terreur […] parce qu’alors on n’avait pas le temps, on n’avait pas la possibilité de faire toute la lumière[948]. » La répression ne pouvait « admettre lenteur ou retenue », car « le groupe des trotskystes, extrêmement hostile au léninisme, a passé toutes les bornes et s’est déchaîné ». Molotov s’embrouille sur l’« entente » entre les opposants et les gouvernements étrangers pour démembrer l’URSS. Il n’y croit pas, il « l’exclu[t] totalement », mais soutient, un peu plus tard, que l’accusation portée contre Trotsky et Boukharine d’avoir négocié avec les impérialistes « été incontestablement prouvée » par des documents, il est vrai, peut-être fabriqués, ajoute-t-il[949]. En fait, dit Molotov, le NKVD et Iejov ont à la fois simplifié et amplifié la réalité des faits et mélangé vérité et exagération, voire affabulation.

En réalité, reconnaît-il, la répression visait à consolider le pouvoir du groupe dirigeant : en n’épargnant personne, Staline voulait « garantir des positions solides pendant et après la guerre, pendant une longue période ». Il répète inlassablement que, sans la répression, certes entachée de « certaines exagérations inévitables, quoique sérieuses », les discussions et conflits d’idées auraient pu perdurer et déboucher sur une bataille interne jusque pendant la guerre, ce qui aurait été évidemment très dommageable. Pourquoi y aurait-il eu des luttes intestines au cours de la guerre ? Il ne le dit pas, mais la suite le suggère : Staline est terrorisé à l’idée d’une guerre, qu’il ne sait comment affronter après la liquidation du corps des officiers. Ce faisant, il a toutefois préservé l’essentiel pour lui : il est désormais irremplaçable. Cela le sauvera, lorsqu’il cédera pendant plusieurs jours à la panique, en juin 1941. Tout en assimilant, à son habitude, le groupe dirigeant à l’Union soviétique, Molotov laisse échapper les véritables motifs de Staline et de son entourage : « Bien sûr les exigences venaient de Staline, bien sûr on a forcé la note, mais je considère que tout cela était admissible en vue de l’essentiel : conserver le pouvoir[950]. » On croirait entendre la voix même de Staline, trop prudent pour s’exprimer avec cette franchise sur les raisons de la Grande Terreur.

Si profond qu’ait été le goût de Staline pour le pouvoir, l’explication de Molotov est un peu courte. Elle ne répond pas à la question : le pouvoir dans l’intérêt de qui et pour quoi ? Le lieutenant de la Sécurité d’État, Mechik, que Beria nommera en 1953 ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, et qui sombrera peu après avec lui, donne une réponse. Lorsqu’il interroge l’ancien Secrétaire général des Jeunesses communistes, Miltchakov, il laisse un instant de côté le rituel de la trahison, du sabotage, de l’espionnage et de l’entente avec la Gestapo, l’Intelligence Service et les services secrets japonais. Il lui explique que l’Union soviétique change de régime et que les gens de sa génération ont fait leur temps : « La situation a changé. Il nous faut un nouveau régime renouvelé et avant tout un pouvoir fort, dirigé par un "patron" fort. L’époque de Staline est arrivée, et avec lui de nouveaux individus qui occupent toutes les positions dans l’appareil. À l’avant-garde marche la garde de Staline, les tchékistes […] nous sommes un parti dans le Parti. Nous nettoierons du Parti la moitié de cette camelote, de cette prétendue "vieille garde" et des gens liés à ces vieillards, ces types aux opinions d’un autre âge. Nous avons déjà chassé un million de membres du Parti… Les autres seront rééduqués […]. Ils prendront vos places dans tous les appareils et apprécieront la confiance qui leur est faite[951]. » Ce jeune lieutenant du NKVD répète ce que ses supérieurs lui ont expliqué. Les « opinions d’un autre âge », c’est la révolution mondiale, l’égalitarisme, le rôle historique de la classe ouvrière.

L’historien anglais Robert Conquest reprend en gros l’explication de Mechik, qu’il ne connaissait pas encore. Pour lui, Staline voulait « créer un parti entièrement nouveau », stalinien, sur les ruines de l’ex-parti bolchevik, et « une classe sociale privilégiée, [qui] n’avait aucun droit de propriété sur les moyens de production[952] ». Boris Souvarine qualifie la période 1934-1939 de « contre-révolution » aboutissant à la « liquidation de l’archéobolchevisme[953] ». Pour l’ancien Premier ministre de Boris Eltsine, Egor Gaïdar, la Terreur marque l’avènement d’une nouvelle couche dirigeante, la « nomenklatura », qui « accéda aux premiers rôles en 1937 » et dont le souci premier, dit-il, est de réaliser non une « accumulation primitive » du capital, mais sa « consommation primitive maximale[954] », d’où sa volonté farouche d’élargir ses privilèges sociaux. La purge n’a aucun fondement idéologique : aucun motif de cet ordre ne peut expliquer le remplacement de Iejov par Beria, la liquidation d’Eikhe ou de Tchoubar, la promotion de Malenkov ou de Voznessenski.

Le 6 décembre, Staline adresse un signal clair aux survivants de la tempête : il fait libérer Andrei Sverdlov, téléphone lui-même à sa mère pour lui annoncer la nouvelle, l’informe que les responsables de son arrestation seront sévèrement punis, et fait recruter par le NKVD le suspect libéré qui passe subitement de l’autre côté de la barrière. Deux jours plus tard, Iejov est libéré de ses fonctions et remplacé par Beria au poste de commissaire à l’Intérieur (NKVD). Ce limogeage engendre des illusions. En janvier 1939, plusieurs responsables locaux du Parti reprochent au NKVD de maltraiter ses victimes. Staline, dans une lettre aux secrétaires des Comités centraux de Républiques et de régions du Parti, aux commissaires du peuple et aux chefs des sections régionales du NKVD, explique qu’il est « obligatoire de continuer à appliquer les méthodes de pression physique, admises par le Comité central[955] ». Quatre jours après la disgrâce de Iejov, il a d’ailleurs clairement montré que la répression, régulée, ne cessait pas pour autant, en faisant arrêter Mikhail Koltsov, la coqueluche de l’intelligentsia stalinienne.

Dans un rapport au Bureau politique de janvier, Beria, docile instrument de Staline, se demande s’il n’est pas « temps de moins arrêter de gens car bientôt il n’y aura plus personne à jeter en prison ». Le Comité central de février 1939 lance un signal rassurant aux nouveaux promus : il condamne les « excès » et les « abus » du NKVD de Iejov, dont Beria fait fusiller plusieurs centaines de collaborateurs. En mars 1939, au XVIIIe congrès du Parti, qui élit Beria membre suppléant du Bureau politique, Staline déclare : « Nous n’aurons plus à employer la méthode de l’épuration massive[956]. » Massive, non, mais permanente, oui. Khrouchtchev précise : « La terreur était simplement devenue plus subtile et plus sélective[957]. » À la saignée Staline substitue la tension permanente et l’axe de la répression se déplace : elle se détourne du Parti vers la masse des ouvriers.

Staline, après avoir envisagé et abandonné le procès du Comintern, puis des diplomates, semble préparer un procès d’écrivains et d’artistes « traîtres ». C’est sans doute à cette fin qu’il a fait arrêter Mikhail Koltsov. Menchevik pendant sa jeunesse, Koltsov a multiplié les gages de fidélité à Staline. Correspondant de la Pravda en Espagne pendant la guerre civile, il y a appliqué sa politique avec une docilité qu’Hemingway souligne dans le portrait qu’il en fait dans Pour qui sonne le glas, sous les traits du cynique Karpov. Le 12 décembre, il lit, à l’Union des écrivains bondée, un rapport sur le Précis d’histoire du parti bolchevik. Lyrique, il annonce, sous les applaudissements, le passage prochain au communisme, les transports et le pain gratuits, la fourniture des produits en fonction des besoins contre un travail honnête. Puis on banquette au club et Koltsov part à son bureau de la Pravda… où le NKVD l’attend.

Koltsov est l’un des rares journalistes talentueux du régime. Publié au début de 1938, son Journal d’Espagne a rencontré un grand succès. Staline a invité l’auteur dans sa loge quelques jours plus tôt et lui a adressé des félicitations doucereuses : « On lit plus le Journal d’Espagne que le Précis d’histoire du parti bolchevik… » Il juge manifestement ce succès excessif et c’est lui qui lui conseille de consacrer son discours à l’Union des écrivains au Précis. Koltsov y exalte l’ouvrage avec enthousiasme. Mais son dossier contient un rapport accablant du dénonciateur enragé André Marty sur ses activités en Espagne. Marty, membre du Bureau exécutif du Comintern, apprécié de Staline pour sa rudesse de langage et son caractère obtus et borné, a déjà plusieurs fois accusé Koltsov d’outrepasser les prérogatives d’un correspondant. Il le rappelle et il ajoute deux faits « tout proches du crime. 1o Koltsov, avec son compagnon permanent Malraux, est entré en contact avec l’organisation locale trotskyste du POUM. Si l’on tient compte des anciennes sympathies de Koltsov pour Trotsky, ces contacts ne sont pas dus au hasard. 2o La prétendue "femme civile" de Koltsov, Maria Osten […] est un agent secret des services de renseignements allemands[958] ». Pour son reportage espagnol, Koltsov a effectivement rendu visite à Madrid au POUM et il le raconte d’ailleurs lui-même dans son Journal ; l’accusation contre Maria Osten est aussi infondée que sont imaginaires les anciennes sympathies de Koltsov pour Trotsky. Mais c’est plus qu’il n’en faut pour éveiller les soupçons de Staline ou lui fournir le prétexte attendu. Au bout d’un mois de tortures, Koltsov avoue : recruté par Karl Radek, en même temps que le plénipotentiaire soviétique à Rome, Boris Stein, il a été un agent allemand, français et américain, trotskyste depuis 1923 et terroriste depuis 1932, sans avoir jamais assassiné personne…

Son arrestation émeut les intellectuels communistes, et le président de l’Union des écrivains, Alexandre Fadeiev, prend son courage à deux mains et en informe Staline qui le convoque : « Vous ne croyez pas que Koltsov soit coupable ? – Non, je ne le crois pas et je ne veux pas y croire. – Et vous pensez que j’y croyais et que j’avais envie d’y croire ? réplique Staline. Je n’en avais pas envie, et pourtant j’ai dû y croire. » Puis il envoie Fadeiev lire les deux volumes du dossier de Koltsov dans une pièce attenante, et lui demande de lui donner ses impressions. Staline joue sur du velours : Koltsov, battu et torturé, a « avoué ». Le soir venu Staline rappelle Fadeiev : « Alors, maintenant, vous y croyez ? – Oui », répond Fadeiev, pris au piège. Dire « non » suggérerait qu’on a arraché à Koltsov des aveux fabriqués. Par qui ? avec l’aval de qui ? Ce serait calomnier le NKVD, la justice soviétique et Staline lui-même, qui veut faire de Fadeiev un propagandiste de cette vérité : « Eh bien, si des gens auxquels il faut répondre vous interrogent, vous pourrez leur dire ce que vous savez vous-même[959]. » Comment refuser ? Il ne reste à Fadeiev qu’à remplir ce genre de mission et à noyer son amertume dans la vodka et les fugues répétées.

Koltsov est un maillon d’un complot en gestation. Arrêté le 20 juin 1939, le metteur en scène Meyerhold, dont Staline avait décidé l’arrestation dès janvier, ignoblement torturé, finit par se reconnaître trotskyste depuis 1923 et espion anglo-japonais ; il « avoue » aussi avoir participé en 1933, avec Ilya Ehrenbourg, qui l’a recruté dans l’organisation trotskyste, à la création d’une organisation antisoviéque visant à regrouper « tous les éléments antisoviétiques dans le domaine artistique », puis avoir été recruté comme espion anglais par le poète lituanien Jurgis Baltrusaitis. On lui fait avouer aussi qu’Ilya Ehrenbourg a recruté dans son groupe trotskyste les écrivains Iouri Olecha et Boris Pasternak. Isaac Babel, arrêté le 16 mai 1939, est déclaré trotskyste depuis 1927, espion franco-autrichien depuis 1934, et fondateur d’une organisation terroriste trotskyste comprenant encore Ilya Ehrenbourg et Iouri Olecha, le cinéaste Serge Eisenstein, le metteur en scène et acteur du théâtre juif Mikhoels, les écrivains Léonid Leonov, Valentin Kataiev, Vsevolod Ivanov, Lidia Seifoulina, Vladimir Lidine, l’acteur Outiessov, l’académicien Oscar Schmidt. Leur agent de liaison était André Malraux, mal récompensé d’avoir décidé d’accepter les procès de Moscou au nom de la lutte pour l’Espagne républicaine. En fait, Staline prépare, dans le milieu intellectuel, une opération du même type que le procès avorté des dirigeants du Comintern et des diplomates. Puis il renoncera à cette idée. Reste à se débarrasser des comploteurs désignés. Le NKVD fusille Isaac Babel le 27 janvier 1940, Meyerhold et Koltsov le 2 février.

Contrairement à une légende tenace, seule une minorité de victimes, celles que Staline exhibe en public, cèdent aux tortures, au chantage ou aux promesses. Ainsi, au premier procès de Moscou, les dossiers des accusés sont numérotés de 1 à 38. Or, seuls 16 d’entre eux seront finalement jugés, les autres ayant été liquidés ou ayant refusé d’avouer. Comme Ivar Smilga, arrêté le 1er janvier 1935, envoyant à la face des agents du NKVD : « Je suis votre ennemi. » L’opposant sacrifiant sa pensée et sa vie à « l’intérêt historique du Parti », comme le Roubachov du Zéro et l’Infini de Koestler, est un mythe inspiré de la dernière déclaration de Boukharine, à la sincérité douteuse. La preuve en est qu’il a fallu briser les victimes et les soumettre à de longues tortures physiques ou morales, voire aux deux à la fois, pour obtenir leurs déclarations. Quoi qu’il en soit, ces défections expliquent le nombre de procès avortés.

L’accord des quatre à Munich, et les menaces qu’il fait peser sur l’URSS, poussent aussi Staline à tenter de consolider un appareil du Parti et de l’État disloqué, donc à réguler la répression, et à réhabiliter les fonctions productives du Goulag, marginalisées par la Grande Terreur. Il explique l’échec productif par le sabotage. Iejov, arrêté en mars 1939, sert de bouc émissaire aux déboires économiques du Goulag. Il l’a paralysé en abaissant les normes de production et en empêchant la mécanisation du travail ! Le 3 août 1939, il affirme avoir envoyé un nombre excessif de détenus à Kolyma pour y saboter la mécanisation de l’extraction du minerai qui aurait permis, dit-il, de réduire le nombre de détenus et donc le ravitaillement et les équipements nécessaires, d’accroître l’extraction de métal, et d’en abaisser fortement le prix de revient. « Mais la mécanisation a été freinée de façon criminelle, toute l’extraction reposait sur la seule force musculaire[960]. » Le Goulag relevant du secret, Staline n’envisage pas un procès public. Mais pourquoi exige-t-il ces aveux délirants, alors que le principe sur lequel repose la mobilisation du travail manuel au Goulag s’oppose à la mécanisation ? Les rarissimes machines qui s’y trouvent rouillent d’ailleurs sous les étoiles…

Beria crée un Bureau spécial technique du NKVD, confirmé par le Secrétariat le 8 janvier 1939, chargé d’utiliser au mieux les détenus ayant des connaissances et une expérience techniques spéciales, surtout à des fins militaires. Le 10 avril 1939, il présente un projet de réorganisation du Goulag en vue de réaliser 12 milliards de roubles de grands travaux de construction au cours du plan quinquennal de 1939-1944. Il s’oppose, comme Staline, à la libération conditionnelle anticipée des détenus méritants, parce que cela conduit à la désorganisation du travail. Le 24 avril, Beria explique qu’il manque au Goulag 350 000 détenus aptes au travail physique. Les objectifs nouveaux, pour être atteints, exigent des centaines de milliers de détenus supplémentaires. Le 10 septembre 1940, Staline décide que les condamnés à des peines légères pour délits mineurs, jusqu’alors incarcérés, seront livrés au Goulag dont les effectifs frôlent les 2 millions de détenus au 1er janvier 1941.

L’approche de la guerre conduit Staline à accélérer la liquidation de Trotsky. À la fin de mars, le 29 ou le 31, Beria emmène un jeune agent du NKVD, Soudoplatov, chez Staline au Kremlin. Les secrétaires ne notent pas son nom sur le registre des visiteurs. Soudoplatov découvre un Staline concentré, sûr de lui, calme, rayonnant de confiance en soi et d’une aisance impressionnante. Il se promène dans la pièce, sa pipe bourrée mais éteinte, en écoutant le rapport de Beria, qui dénonce le « grave danger » représenté par Trotsky et ses partisans. Beria propose de confier à Soudoplatov l’élimination de ce danger. Il aura la responsabilité de mobiliser toutes les ressources du NKVD afin d’éliminer Trotsky. Staline acquiesce : « À part Trotsky en personne, il n’y a aucune figure politique importante dans le mouvement trotskyste. Si on élimine Trotsky tout danger disparaîtra. » Puis il exprime son mécontentement face au retard pris. Spiegelglass, qui devait mener l’opération dès 1937, a échoué et a été fusillé. Alors, se raidissant, Staline ordonne : « Il faut en finir avec Trotsky dans l’année, avant le début de la guerre, qui est inévitable. Sinon, lorsque la guerre éclatera, ajoute-t-il, nous ne pourrons pas nous fier à nos alliés du mouvement communiste international[961]. » L’opération reçoit le nom de code de « Canard », qui a en russe le même double sens qu’en français : une fausse nouvelle et un gibier à abattre. Soudoplatov et son ami Eitingon demandent 300 000 dollars pour financer l’opération. Staline les leur accorde. Ils se mettent en chasse immédiatement.

Staline soumet toujours son entourage à la crainte permanente d’être dénoncé, démasqué, condamné, qualifié de saboteur trotskyste pour les crimes les plus inattendus. Ainsi, le 26 avril 1939, il convoque Dimitrov en présence de Vorochilov et Molotov et lui demande sèchement qui a préparé la liste des slogans du Comintern pour le 1er mai. Dimitrov, incapable de deviner quelle fatale erreur s’y est glissée, bafouille : « C’est Manouilski », son bras droit, fidèle stalinien entre tous. Staline explose contre les slogans « Staline, c’est la paix. Staline, c’est le communisme. Staline, c’est la victoire ! » et lâche : « Manouilski est un flatteur. D’ailleurs il a été trotskyste […] lors de la purge des bandits trotskystes, il s’est tu, il ne s’est pas exprimé, et maintenant il se met à lécher les bottes. C’est suspect ! » Staline se tait puis porte un second coup : « Son article dans la Pravda, "Staline et le mouvement communiste mondial", est un article nuisible, provocateur. » Molotov renchérit : sa publication juste au moment où l’URSS entame des négociations avec l’Angleterre est effectivement une provocation ! Il interpelle Dimitrov : « Vous connaissez cet article ? » « Oui », marmonne Dimitrov, qui précise : « Mais je n’étais pas d’accord avec Manouilski qui a utilisé ma maladie » et « laissait l’impression [l’hypocrite… !] qu’il agissait en accord avec le Comité central ». Il faudra le remplacer, éructe Staline. Dimitrov croit alors judicieux de manifester sa docilité en sollicitant son avis sur « la question française ». Staline l’envoie promener : « Nous sommes très occupés en ce moment. Réglez la question vous-même. » Et il ajoute, moqueur : « C’est vous, Dimitrov, qui êtes le président de l’Internationale communiste. Nous, nous ne sommes qu’une section de l’Internationale[962] ! »

L’omnipotence ne permet pas tout. En janvier 1939, un demi-million d’agents effectuent un nouveau recensement de la population, sous le contrôle direct de Molotov. Des circulaires confidentielles les invitent à « étudier systématiquement les endroits où s’entassent les sans-logis, les mendiants, les enfants vagabonds », et à passer au peigne fin « les greniers, les sous-sols, les cuves à goudron, les toilettes publiques et autres lieux[963] », où Molotov et Staline s’attendent donc à trouver de nombreux habitants (surtout des enfants orphelins ou abandonnés). Cette inspection minutieuse et généralisée aboutit au chiffre officiel de 170 500 000 Soviétiques. Les statisticiens, eux, n’en ont trouvé que 167 millions, mais il est impossible de mettre encore ce recensement au rancart. On ajoute donc les déportés, leurs gardiens et des morts, on décore les responsables du recensement, dont on déclare confidentiels les résultats détaillés en ne publiant que des tableaux de synthèse très généraux.

Molotov, qui a contrôlé l’opération, n’a pas été brillant. Est-ce pour cela que Staline monte une campagne contre lui ? Sa femme, Paulina Jemtchoujina, a été l’amie intime de Nadejda Alliluieva. Staline, malgré les réticences de Molotov, l’avait fait nommer commissaire à la Pêche. Elle était l’unique femme commissaire du peuple. Le 10 août 1939, le Bureau politique, dans une résolution dictée par Staline et rendue publique, l’accuse d’avoir « fait preuve d’irréflexion et de légèreté dans le choix de ses fréquentations, ce qui avait permis l’apparition dans son entourage de bon nombre d’espions hostiles [sic !] dont elle avait ainsi involontairement facilité l’activité d’espionnage ». Il ordonne « une vérification minutieuse de tous les documents la concernant » et la « mise en œuvre progressive[964] » de son limogeage. Le NKVD l’accuse bientôt de sabotage et d’espionnage. Le Bureau politique examine son dossier le 24 octobre 1939. Sa résolution, rédigée de la main de Staline, écarte comme « calomnieuses » ces dernières accusations (qu’il a lui-même sollicitées), mais la démet de ses fonctions pour « insouciance et légèreté ». Un mois plus tard, on la nomme chef de la Direction principale de l’industrie textile et de la mercerie. L’année suivante, Staline la fera exclure du Comité central. Le dossier fabriqué par le NKVD est toujours suspendu au-dessus de sa tête. Il s’abattra sur le couple, dix ans plus tard. Molotov, malgré sa dévotion à son maître, se demande si « des sentiments antisémites ont peut-être joué en l’occurrence[965] ». Mais Staline voulait surtout par là avoir barre sur Molotov lui-même. Et il y est parvenu.

La majorité des membres de son entourage avaient des conjoints juifs : outre Molotov, Vorochilov avait épousé Golda Gorbman, Andreiev Dora Khazan, son secrétaire personnel Poskrebychev Bronislava Solomonovna, son fils Jacob, en deuxièmes noces, Ioulia Meltzer, Kirov Maria Markus ; son fils cadet Vassili épousera bientôt Galina Bourdonskaia, sa fille Svetlana aura comme premier flirt Alexis Kapler, et comme premier mari Grigori Morozov. Cette fréquence irrite Staline qui, au lendemain de la guerre, y verra une entreprise d’encerclement sioniste.

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